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– Maintenant, c’est le carcolh le plus stylé de la Strate ! fit Blanche avec un sifflement plein de fierté.
Les deux sœurs contemplaient la gigantesque nivée. Tous les trous de sa coquille avaient été occultés par des pièces de verre parfaitement imbriquées, qui scintillaient en projetant des éclats pourpres, verts et violines. Le soleil fit soudain une embardée dans le ciel ; toutes les ombres de la Strate bondirent et les vitraux semblèrent s’embraser, changeant l’escargot en œuvre d’art impressionniste. Puis l’astre reprit sa course. Un hennissement résonna dans les cieux comme un lointain coup de tonnerre.
Alsvinnr ou Árvakr venait-il de les féliciter pour le travail accompli ? Blanche mit une main en visière pour scruter l’immensité du ciel, mais bien sûr, elle ne vit rien et faillit juste se brûler les yeux. Alors elle agita sa main au hasard, espérant que les chevaux solaires la distingueraient.
Perché tout en haut de la coquille du carcolh, dans une posture d’alpiniste, Iroël s’essuyait le front. Ses cheveux brillaient de sueur et son beau costume était couvert de vase et de saleté. Le plus long avait été de faire en sorte que le carcolh accepte sa présence sur son dos. Il avait fallu d’abord rester près de lui, en tâchant de communiquer en silence, et utiliser sa gourmandise en lui donnant un peu de viande volée aux cuisines. Les servantes de Bastet avaient sans doute vu passer des plats en lévitation, ultrarapides, sans comprendre qu'ils étaient portés à bout de bras par une belette de foudre.
Mieux valait qu'elles ne sachent pas.
En comparaison, transformer les armures avait été d'une simplicité enfantine. L'outil avec l'étrange petite roulette était un « coupe-verre » – un nom ô combien original. Son fonctionnement était si simple que même Cornélia avait pu faire sa part du travail. Avec sa pointe en diamant, la roulette était là pour marquer le verre, à la façon d'une lame de cutter. Il fallait simplement assez de force pour bien appuyer. Puis on faisait pression avec une pince, et hop ! Malgré son épaisseur, le verre se cassait net le long de la ligne de découpe.
Au début, Cornélia n'y avait pas cru. Elle ne croyait même pas au postulat de départ : le fait que ces satanées armures soient incassables. Mon œil ! s'était-elle dit. C'est juste du verre ! Alors elle avait tenté de le casser par d'autres moyens. Mais elle avait lamentablement échoué. Même en sautant sur une armure de tout son poids, ou en la frappant à coups de cailloux pointus, elle n'y avait fait que des éraflures ridicules. Et elle était passée pour une idiote devant Iroël et Blanche.
Dieu qu'elle détestait les lois de la physique. Enfin, surtout quand elles lui donnaient tort.
– Voilà, souffla Iroël en atterrissant près d’elles.
Il retira sa veste de costume et la jeta par terre, avant d’enlever également sa chemise, livrant son dos et ses immenses cicatrices aux regards des sœurs. Puis il inspira à fond, savourant la sensation de la brise humide sur son torse. Pourquoi se cacher devant elles ? Elles connaissaient sa vraie nature depuis leur passage chez les archanges, et il savait qu’elles s’en moquaient. Il n’était qu’une bizarrerie de plus dans un convoi regorgeant de créatures incongrues ; les deux sœurs elles-mêmes étaient des bizarreries, à présent. Ils étaient semblables.
– Vous croyez que le banquet est encore en cours ? demanda Cornélia.
– Oui, souffla Blanche, le visage sombre. J’ai vérifié en passant. Ils n’en sont pas encore au dessert.
Cornélia força ses lèvres à articuler :
– Ils… ils dansent toujours ? Les prisonniers ?
– Oui…
Iroël les observa toutes les deux, puis interrompit leur silence avec précaution :
– Il faut le faire bouger, maintenant.
– Le carcolh ?
Cornélia observa la créature. Elle finissait de lécher les plats de Bastet avec son immense langue couverte de dents pointues. Sa peau humide brillait délicatement au soleil, marbrée d’éraflures et de cicatrices. Le sel de la Strate rongeait ses plaies. Sa coquille était grêlée d’impacts de balles. Blanche lui avait même retiré deux flèches d’argent plantées dans son pied, qui devaient la faire énormément souffrir.
Depuis des décennies ou des siècles, cet escargot avait subi plus d'épreuves qu'elles ne pouvaient l'imaginer ; et pourtant, malgré le sort qui s’acharnait sur lui, il était encore là.
– Oui, dit enfin Cornélia. Il faut qu’il trouve un autre abri… Mais comment on va faire ? Il nous comprend à peine. Tu penses qu’il pourrait venir dans le convoi ?
Iroël contempla le carcolh un long moment.
– Non. C’est compliqué. Il y a des créatures qui sont faites pour vivre seules… Mais il faut qu'il parte d'ici.
– Sans blague ! Mais comment ?
Il sourit.
– Je sais comment. (Il leur lança un regard malicieux.) J’ai entendu quelque chose, tout à l'heure.
D’un geste, il leur intima de le suivre. Avec curiosité, les sœurs contournèrent le carcolh, passant dans son ombre. Là, Iroël leur fit signe de se taire, un index sur les lèvres. Ils attendirent quelques instants. Dans le silence, des petits bruits aigus se firent entendre. La bouche de Blanche s’arrondit en un O parfait.
C’est ce que je pense ? articula-t-elle.
Cornélia ne pensait rien, elle avait donc hâte de voir ce dont il s’agissait. Iroël leur désigna un tas de pierres taillées. Ce devait être un mur, lorsque cette aile du palais était encore debout. En joignant leurs efforts, ils dégagèrent tous les gravats. Une dalle de pierre blanche apparut. Ruisselants de sueur, ils la poussèrent sur le côté. Alors ils découvrirent un trou. Et à l’intérieur, des dizaines de petites antennes d’escargot s’agitaient timidement. Cornélia retint son souffle.
Il s’est reproduit…
Il y avait là au moins trente petits carcolhs. Leur coquille, transparente et fragile, laissait tout voir de leurs organes. Il aurait suffi de leur marcher dessus pour les réduire à néant. C’était certainement pour cela que la créature les avait recouverts d’une dalle. L’escargot pencha son énorme tête par-dessus les deux sœurs et tendit ses antennes vers ses petits ; ceux-ci répondirent par le même geste et une nuée de petits cris s’éleva quand ils entrèrent en contact. D’émotion, les yeux de Blanche s’humidifièrent.
– C’est pour ça qu’il voulait pas bouger malgré Bastet ? chuchota Blanche.
Iroël souriait doucement.
– Peut-être.
Comme les deux n’étaient bons qu’à sourire bêtement sans rien dire, Cornélia prit les choses en main :
– Va leur chercher à manger, Blanche. Je pense qu’ils en ont besoin.
Une fois de plus, un grand plat en sauce issu des cuisines de Bastet termina dans les ruines de son palais, suçoté par les petites langues râpeuses. Les bébés carcolh ne maîtrisaient pas bien leurs tentacules. Ils passaient leur temps à mettre des gifles imprévues à leurs frères et à se bagarrer.
– Bien, lança Iroël. Maintenant, on va les emmener ailleurs.
Il déchira sa chemise, puis noua les deux morceaux autour de son torse, en un nœud savant qui créa une sorte de porte-bébé dans son dos. Puis il se tourna vers les sœurs :
– Reculez. Ça va être dangereux. (Elles obéirent.) Reculez plus que ça.
Son regard s’assombrit alors qu’il songeait à la suite de son plan. Cornélia ne put s’empêcher de reluquer son torse dénudé.
– La chemise déchirée, c’est trop, commenta-t-elle. Trop sexy pour convenir à un chiot psychopathe tel que toi.
– Comme tout ce qu’il fait en général, grommela Blanche.
D’un geste excédé, Iroël leur fit signe de reculer davantage.
Lorsqu’elles furent à dix mètres, hors d’atteinte des tentacules du carcolh, le jeune homme se mit à attraper les petits escargots par brassées et à les fourrer dans son porte-bébé. Ses gestes étaient rapides et brusques ; les petits se mirent aussitôt à s'agiter et à crier de protestation. Leur parent se figea un instant, pétrifié par la surprise. Puisqu'il ne pouvait pas les entendre, qu'avait-il senti ? Des vibrations inhabituelles ? Cornélia imagina le sentiment de trahison qui s’instillait en lui... Puis un mugissement de colère fit vibrer le sol, mettant à rude épreuve les colonnes du palais.
D'un geste, Iroël rafla les deux derniers bébés et se mit à courir. Il bondit par-dessus les tas de tuiles dorées, dérapa dans l’eau et fonça droit vers le sud. Le carcolh produisit des infrasons désespérés. Ses tentacules giflèrent l'air, bruyants comme des détonations d'arme à feu. Mais Iroël était déjà hors d'atteinte. Alors il ébranla sa monstrueuse coquille pour le suivre, dans un mouvement qui creusa le sol sous son poids.
– Retournez au banquet ! leur cria le garçon par dessus son épaule. Je me charge du reste !
Muettes, les deux sœurs le regardèrent disparaître, avec son torse couvert de bébés escargots qui le giflaient de leurs tentacules minuscules. Derrière lui se traînait le monstre visqueux, le cou tendu avec effort pour essayer d’augmenter son allure.
– Il saura jamais qu’Iroël est en train de leur sauver la vie, murmura Blanche.
– Il va haïr Iroël jusqu’à la fin des temps, confirma sa grande sœur.
Sur l’immense coquille du carcolh, les vitraux lancèrent un dernier miroitement, comme pour leur dire adieu.
Sauver des nivées n’était pas comme sauver des humains. On n’y gagnait ni argent, ni prestige, ni honneur. On ne récoltait souvent que de l’incompréhension, de la fatigue, beaucoup de sueur et de saleté.
Mais il y avait un bonheur sans prix à savoir que cette créature vivrait grâce à elles. Qu’elle serait toujours là, quelque part, libre dans le vaste monde.
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