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Bastet boudait.
Cela n’avait rien à voir avec une bouderie d’enfant, bien sûr, mais Cornélia était presque certaine qu’elle boudait tout de même. Lorsqu’elles étaient revenues devant elle, clamant leur réussite, elle avait aussitôt envoyé deux de ses serpolionnes inspecter son palais. Et les créatures avaient été formelles : le monstre n’était plus là.
La déesse avait simplement plissé les yeux, mais tout le monde avait bien vu qu’elle était dépitée. Peut-être aurait-elle vraiment aimé faire rôtir les boyards d’Aegeus.
– Qu’avez-vous fait du corps ? avait-elle demandé.
– Nous ne l’avons pas tué, avait répliqué Cornélia. Il est simplement parti.
Un frémissement avait traversé le visage félin de la déesse ; Cornélia avait cru un instant qu’elle allait laisser la place à Sekhmet et ses colères démesurées, mais non. Elle s’était retenue avec superbe.
– Et qu’avez-vous fait de votre acolyte ?
Blanche s’était permis une petite révérence dans sa robe vaporeuse, lacérée en trois endroits, qui laissait voir ses jambes maigrichonnes.
– Il termine le travail, Votre Altesse Sérénissime.
Bastet n’avait rien eu à redire. En silence, elle leur avait fait signe de monter sur l’estrade ; en silence, elle avait ordonné à ses servantes de leur apporter de somptueux desserts au riz et à la fleur d’oranger.
Après quelques minutes à gober sa récompense durement gagnée, Blanche dit :
– Votre Altesse Sérénissime, vous ne voulez pas savoir de quelle créature il s’agissait ?
– Quelle importance ? gronda la déesse lovée sur son trône égyptien.
– Et si cela se reproduisait ? Si vous en aviez un autre dans votre palais, et qu’il risquait de devenir bientôt aussi énorme et problématique que le précédent ?
Cornélia se concentrait sur sa coupe à dessert, essayant de ne prêter qu’une vague oreille à leur discussion – essayant de ne pas montrer qu’elles avaient élaboré cette stratégie en amont. À sa droite, Aegeus lui lança un regard furtif. Avait-il déjà deviné… ?
– Que veux-tu dire ? aboya Bastet qui risquait d’atteindre très vite ses limites déjà tendues à craquer. Parle avant que je te fasse ouvrir la gorge. Je n’ai pas besoin de nouveaux pavillons en ruine !
Blanche se concentra sur sa cuillère en argent, dont le manche se terminait par un chat aux oreilles démesurées : Bastet elle-même. Puis elle largua la bombe :
– Je crains que votre nouveau concubin ne vous pose problème très bientôt.
Un bref reniflement échappa à Aegeus, mais il fut assez subtil pour passer inaperçu. Aaron haussa les sourcils. Bastet, elle, se figea. Tous les regards se portèrent sur Greg, qui continuait de dévorer sans trêve tout ce qui passait à sa portée. Des coulées de sauce graissaient son pelage. Cornélia retint un frisson de répugnance.
– C’est un chapalu, fit Blanche d’un air entendu. Il est déjà en train de grossir.
La déesse contempla son concubin poilu.
– Les chapalus s’adaptent à la taille de leur environnement, votre Altesse. Et je peux vous dire que s’il atteint la taille de celui qu’on vient de dégager de chez vous, ça risque de poser problème.
Il y eut un blanc, puis Gaspard toussota.
– C’est vrai qu’le chef le met toujours au régime, normalement.
Mitaine embraya vite :
– Ces bestiaux, faut les affamer pour les garder à taille convenable. Sauf qu’ils pètent les plombs quand ils ont faim. Le nombre de problèmes que celui-ci a posés au convoi ! J’vous raconte même pas !
Elijah léchait sa cuillère à côté.
– En plus, il vomit de la bile quand il a l’estomac vide. Un plaisir. Oui, c’est moi le nettoyeur de vomi du convoi.
Danaé acheva :
– Ouais, en fait si on pouvait s’en débarrasser, ça nous irait bien. J’suis sûre qu’il sera très bien chez vous, Votre Altesse. Regardez comme il se plaît déjà !
Pile au bon moment, Greg fit tomber un plat des mains d’une servante à force de se goinfrer comme un ogre. La vaisselle tinta contre le sol de pierre et la jeune fille s’enfuit avec un couinement terrifié.
Argos, toujours allongé sur sa banquette luxueuse, haussa un sourcil.
– Quel charmant concubin.
Dévastée, Bastet laissa passer quelques instants de silence. Puis :
– La bonne santé de mon palais et mes servants passent avant mes concubinages. Reprends ce prince, Aegeus. Je m’en trouverai un autre, même si mon cœur saigne à cette idée.
Nom d’un chien, songea Cornélia. Elle est vraiment mordue. On a eu chaud.
– Oh non, se plaignit Danaé avec un coup de coude à Elijah. Encore du vomi à ramasser.
– Quelle tragédie, dit Elijah d’un ton monocorde, sans plus fournir aucun effort.
– Peu importe cette créature goinfre et malodorante, intervint Argos. Moi, ce qui m’interroge, c’est comment trois petites brindilles telles que vous ont pu triompher d’un monstre que ni les serpolionnes, ni les hiéracosphinx de notre hôte révérée n’ont réussi à chasser.
Il se pencha sur l’accoudoir de sa banquette, les yeux brillants, et contempla Blanche et Cornélia.
– Elles auront usé d’artifices humains, siffla Echidna derrière lui. Tu connais les humains. Ils sont rusés et fourbes. Ils ont l’âme noire et changeante, comme disent les nivées.
Sa voix était à la mesure de son corps : souple et luisante comme un serpent d’eau. Sa langue bifide pointa entre ses lèvres.
– D’ailleurs, ce garçon aux cheveux noirs me disait quelque chose...
Tout le groupe de boyards se pétrifia. Et voilà : Iroël allait les faire tuer. Par le passé, il avait volé des monstres à ces immortels, il l’avait avoué lui-même. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne s’était pas laissé voir assez longtemps, ou pas d’assez près, pour être reconnu…
Bastet claqua de la langue. Elle les sauva sans le savoir :
– C’était un excellent armurier jadis. Tu peux voir son talent ici-même, sur mes lionnes de garde. Quel dommage qu’il ait cessé ce travail !
Argos les observait toujours.
– Ah oui ? Ces singes qui t’accompagnent, Aegeus, sont décidément pleins de surprises.
Cornélia soutenait ses yeux d’oiseau noirs depuis plusieurs secondes ; lorsqu’elle s’en rendit compte, elle baissa vite la tête. Il semblait bien disposé envers eux depuis qu’il avait le ventre plein, il ne fallait pas lui remettre de mauvaises idées en tête.
– Si je les paie aussi bien, c’est pour qu’ils soient efficaces, grommela Aegeus.
Blanche s’étrangla avec sa dernière bouchée de riz-au-lait luxueux.
– J’te demande pardon ? Depuis quand tu nous paies ? Nous ?
D’un grand geste énervé, elle désigna Cornélia ainsi que la silhouette invisible d’Iroël, qui étaient en effet les seuls boyards bénévoles du convoi.
– On est plus efficaces que tous tes hommes et on fait tout ça pour du beurre ! On vient encore de vous sauver les miches il y a dix minutes, et pour quoi ? On n’a même pas eu un mot de remerciement ! Non mais j’y crois pas ! Il ose la ramener alors qu’il est pingre comme Picsou !
Bastet coucha les oreilles en arrière, visiblement répugnée à l’idée que des serviteurs puissent parler ainsi à leur maître sans finir en hachis. Un quart de sourire joua aux commissures des lèvres d’Aegeus.
– Je songerai à augmenter votre salaire un de ces jours.
– Ça s’augmente pas, un truc inexistant, grogna Cornélia. Crée-le d’abord et ensuite, on en reparlera.
Un énorme rire explosa dans la salle ; des nuées d’oiseaux s’éparpillèrent dans le ciel à travers le toit ouvert. Argos se bidonnait sur sa banquette.
– C’est la première fois que des primates me font rire. Sont-ils toujours aussi insolents ?
– Toujours, maugréa Aegeus. Je devrais leur faire couper la langue.
– N’en fais rien. Cela serait du gâchis. Et je ne dis pas cela à la légère !
La main d’Argos alla se poser sur la cuisse duveteuse de sa compagne, qui contemplait la scène sans rien dire. La peau de l’homme-paon, d’un noir bleuté, jurait sur le pelage blanc d’Io.
– Je vois que l’intérêt de mon petit trésor était justifié. Elle ne parle que du convoi depuis qu’elle a appris son existence ; elle doit être ravie d’en rencontrer ses émissaires ici.
Son petit trésor pèse un bon quintal. Io se tenait gentiment agenouillée au pied de sa banquette, et gardait la nuque courbée devant son époux. Cornélia haussa les sourcils en la voyant ainsi soumise, alors qu’elle avait semblé avoir du caractère. Dire qu’il parlait d’elle comme si elle n’était pas là !
– Je ne suis certes pas déçue, dit doucement Io.
– Au moins, vous voulez plus nous bouffer, on dirait, maugréa Cornélia en volant la coupe à dessert d’Aegeus, qui n’y avait pas touché. Ça fait plaisir.
Argos la toisa, un demi-sourire sans joie sur les lèvres.
– Oh, loin de moi l’idée de dévorer ce convoi. Même si, il est vrai, l’idée a pu m’effleurer par le passé.
Cornélia lui jeta un coup d’œil méfiant. Pourquoi avait-il changé d’avis ?
– En parlant du convoi, l’instant est parfait pour une petite suggestion, intervint tranquillement Aegeus. Si vous souhaitez nous confier certains de vos sujets, afin que je les amène en lieu sûr hors de la Strate, c’est possible. Il faudra simplement payer le juste prix. (Il haussa la voix, jeta un œil à Bastet.) Ce convoi coûte extrêmement cher, il a besoin de toutes les ressources dont vous pouvez lui faire don.
Un même souffle de mépris passa les lèvres de tous les immortels présents – à l’exception notable d’Epona et Panurge, qui restèrent soigneusement silencieux.
– Quelle proposition généreuse, siffla Echidna avec plus de hauteur dans la voix qu’elle n’en aurait eu pour un ver de terre. Bien qu’un peu insultante, je le crains. Tu ne doutes vraiment de rien.
Prévisible, songea Cornélia. Ce n'est pas le même genre d'immortels qu'Homère. Sans Midas à nos côtés, il y a peu de chances qu’on récolte le moindre don. Sauf d’Epona, peut-être ?
– Tu sais que nous ne croyons pas à ces foutaises, Aegeus, répliqua Argos un peu sèchement. La Strate est immortelle.
Mais alors qu’il parlait, il jeta un coup d’œil vers Io – un regard qui semblait presque anxieux, même s’il était difficile de décrypter les émotions de ce visage. Aegeus ne s’y trompa pas.
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