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Yo les filles ! Encore un épisode qui demandera sans doute du travail à la réécriture (toute cette partie chez Bastet est un peu bâclée 8D)


***


– Tu sais que nous ne croyons pas à ces foutaises, Aegeus, répliqua Argos un peu sèchement. La Strate est immortelle.

Mais alors qu’il parlait, il jeta un coup d’œil vers Io – un regard qui semblait presque anxieux, même s’il était difficile de décrypter les émotions de pareil visage. Aegeus ne s’y trompa pas.

– Je pense que plus de gens y croient qu’ils ne veulent bien l’avouer. Et je pense que chacun d’entre vous, ici, a été témoin de choses qui les ont déjà convaincus – ou qui auraient dû, en tout cas.

Il tendit ses couverts à une servante qui venait le débarrasser – ce geste incongru le rendit soudain bien plus humain que les immortels monstrueux qui l’entouraient. Puis il planta ses yeux de ciel dans ceux d’Argos, qui n’étaient que ténèbres nocturnes.

– Pour ma part, vous pouvez bien crever de soif dans la Strate et vous y momifier pour l’éternité, je m’en contrefiche. Mais sachez que si vous souhaitez nous confier quelqu’un, c’est maintenant ou jamais.

Vif comme un éclat de nuit, le regard d’Argos voleta de nouveau vers Io. Celle-ci léchait le fond de son dessert à grands coups de langue bovine, avec le ravissement d’une enfant. Epona intervint soudain :

En ce qui me concerne, nous verrons cela chez moi.

Son regard croisa celui d’Aegeus.

Je t’invite en mon domaine, ton convoi et toi. Vous y serez reçus avec toute l’hospitalité dont je peux faire preuve.

Elle se leva gracieusement, époussetant sa tunique de lin ; ses quatre gardes aux sabots fourchus se resserrèrent autour d’elle. Mais elle ne fit que tendre sa main droite à Aegeus. C'était une paume large et calleuse, qui avait l'habitude de travailler.

Nos anciennes querelles sont oubliées. (Ses yeux s’égarèrent vers Uchchaihshravas et Svadilfari, qui terminaient leur repas.) Tu as sauvé mes frères de cœur.

Lorsqu’ils se serrèrent la main, un sourire satisfait ourla les lèvres d’Aegeus. Cornélia eut envie de le lui faire ravaler avec une bonne claque, mais elle savait encore tenir sa place. C’est Blanche qui a tout fait, qui a failli mourir pour eux. Lui n’a fait que tirer les ficelles, et maintenant il récolte tous les lauriers !

– Eh bien, je vous invite également chez moi, intervint Panurge avec une certaine hauteur détachée qui ne trompa personne. Je vous recevrai avec pl…

– Ne le prends pas mal, Boucles d’or, mais nous passerons plutôt chez Orphée, coupa Aegeus d’un ton juste assez courtois pour ne pas être tout à fait insultant. Ta parcelle se trouve trop loin dans le passé pour que mes soldats et mes nivées n’en subissent pas le contrecoup.

– Ma parcelle ? s’agaça Panurge. Venant d’un simple mortel qui s’est fait exproprier par Actéon il y a peu, ce mépris à peine caché me…

Prenez garde chez Orphée, exprima Epona dont les oreilles s’agitaient avec inquiétude. Il n’est plus lui-même depuis un certain temps. C’est à cause des machines…

– ASSEZ ! rugit soudain la voix de la maîtresse des lieux.

Le silence reprit ses droits – et tous purent voir que Sekhmet, quant à elle, avait repris les rênes et sa voix de tempête.

– Assez d’Aegeus, de ce stupide convoi et de vos petits badinages naïfs qui n’ont nulle place ici, gronda-t-elle d’une voix de basse. Ce banquet est terminé, et il fut décevant à ce nombreux égards. Intendante !

Un pas de pierre ébranla la salle, et le grand sphinx chef d’orchestre apparut bientôt.

– Votre Altesse Sérénissime ?

– Raccompagne nos invités. D’ici une heure, je ne veux plus qu’il reste la moindre trace d’eux dans ce palais.

Le sphinx s’inclina dans les craquements et crissements de son ossature.

– Il en sera fait selon vos dési…

– Voyons ! s’indigna Panurge. Est-ce là une digne façon de révoquer ses invités, espèce de vieille chatte lunatique ?

Des braises flamboyèrent dans les yeux de Sekhmet. Un vent ardent s’engouffra dans la salle en hurlant de rage ; il se changea en tempête qui vint attraper leurs vêtements avec ses doigts brûlants, tirer leurs cheveux pour pousser au bas des marches.

– DEHORS ! tonna le palais entier d’une voix de désert plein de sable.


***


– Bon.

Beyaz passa une main dans ses cheveux noirs ensablés, résumant la pensée de tout le monde.

– Ben voilà.

La porte du palais venait de claquer derrière eux, et ils clignaient des yeux comme des hiboux surpris d’avoir été jetés dehors aussi vite. Devant eux se trouvait le bassin dans lequel ils s'étaient baignés ; les papyrus ondoyaient doucement dans l'air chaud. Un peu plus loin s'étirait la route qu'ils avaient empruntée à l'aller. Un trait de terre brune sur l'eau bleue de la Strate, qui menait tout droit vers le convoi. Greg lâcha un rot à côté d’eux ; l’odeur pestilentielle monta aux narines de tout le monde. Beyaz se tourna vers Blanche et Cornélia.

– Faut dire ce qui est : vous avez sacrément bien géré, les filles.

Il n’avait pas dit un mot depuis un long moment, il n’avait pas défendu Greg comme Gaspard ou Mitaine l’avaient fait ; mais elles le savaient aussi fiable et loyal que les autres. Quand il inclina la tête à l’intention de Cornélia et qu’elle croisa ses yeux anthracite, elle vit le respect qui y était logé.

– On est en vie. (Il désigna Greg.) Lui aussi. (Il désigna Aegeus qui avait l’air aussi frais qu’un vieux hareng.) Et lui aussi, ce qui n’est pas peu dire.

– Par contre, il va falloir nous raconter, là ! lança Danaé en pointant un index impérieux vers elles.

Beyaz croisa les bras, faisant gonfler ses biceps épais aux cicatrices ourlées de sel.

– Mais le truc qui m’a fait le plus plaisir, j’crois, c’est quand t’as repris du dessert.

Cornélia fronça les sourcils.

– Quoi ?

– Oui ! s’exclama Mitaine. J’ai remarqué aussi !

– Ouais bon, le riz au lait, c’est léger, tempéra Gaspard.

– Tu rigoles ? Pas quand il sort des cuisines d’une déesse égyptienne…

Beyaz offrit un demi-sourire bourru à Cornélia.

– Tu manges mieux. C’est bien.

– Blanche aussi ! souligna Mitaine. Elles font finir par faire un peu de muscles, nos deux nénettes !

Une émotion incertaine s’infiltra dans la poitrine de Cornélia. Se souciaient-ils autant d’elle et de sa sœur ? De leurs repas, de leurs poids ? Il y avait tant d'autres choses à dire à cet instant, sur Bastet et son palais, sur Arachné qu'ils n'allaient pas revoir, sur le carcolh, ou sur Iroël qui courait toujours quelque part dans la Strate. Son cœur se serra un peu. Tiraillant toutes les insultes et les mots ignobles qui y étaient restés collés depuis longtemps.

« T’as faim, le sac d’os ? Mange ! »

« Même avec un masque, qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ? Regardez-la. »

« Crevez, connasses »

– Et elle a même pas vomi ! ajouta Mitaine.

– Même si c’était le cas, on a toujours notre spécialiste du nettoyage de vomi, fit Danaé avec une œillade vers Elijah.

Il lui lança un regard aussi acéré qu’un laser de précision.

– Me reparle plus jamais de ça. Jamais ! (Greg rota de nouveau et il se boucha le nez, ulcéré.) Ah, bordel de merde ! Quand je pense que j’me suis ridiculisé à ce point pour sauver ce… ce monstre !

– Ouais, fit Gaspard. J’ai déjà pensé ça aussi. Mais tu sais quoi ? Maintenant, je l’aime presque bien. Presque. (Il glissa un regard méfiant vers le râtelier de crocs métalliques du chapalu.) On s’habitue vraiment à tout.

– Si votre petite discussion est terminée, on va pouvoir rejoindre le convoi, grinça Aegeus derrière eux.

Il était resté en retrait, un peu courbé vers l’avant, une main crispée sur le torse. Son regard passa sur Blanche et Cornélia.

– Vous deux. (Elles se tendirent.) Je consens à vous donner un salaire. Après ce que vous avez fait aujourd’hui, vous le méritez plus que beaucoup d’autres.

Blanche ouvrit la bouche comme une carpe hors de l'eau. Puis ses yeux se mirent à briller.

– Youhou ! C’est vrai ? C’est vraiment vrai ?

Elle se fichait bien de l’argent. Ce qui se jouait là, c’était la reconnaissance de ce qu’elles étaient, de tous leurs efforts et leurs sacrifices depuis le début du voyage. C’était leur droit d’exister au même titre que les autres boyards.

– Vraiment, confirma Aegeus. Enfin, si mon second est d’accord. C’est à lui que revient la décision finale.

Aaron se tenait près de lui. Il s’était fait si discret chez Bastet que Cornélia l’avait presque oublié. Ses yeux noirs détaillèrent les deux sœurs. Blanche était pendue à ses lèvres.

– Alors ? Alors ? C’est oui, hein ?

Il ne bougea pas, mais quelque chose d’infime changea dans son expression, illisible pour eux tous. Sauf pour Blanche, apparemment.

– Ouiiiii ! hurla-t-elle. Je le savais ! (Elle lui sauta au cou.) Merci, merci !

Aaron partit en arrière sous son poids, tomba sur Gaspard qui tomba à son tour sur Mitaine ; seul Beyaz fut assez solide pour stopper le jeu de dominos.

– Non mais t’es cinglée, la naine ? tempêta Aaron en se débattant dans les plis pailletés de sa robe. J’ampute ta paie de dix pourcents si tu continues !

Blanche éclata de rire.

– Oh oui, ampute ma paie ! J’ai une paie ! J’y crois pas !

– Ces deux-là, marions-les vite avant qu’ils nous posent plus de problèmes, grommela Aegeus en les contournant à la vitesse d’un vieillard en déambulateur. Allez, assez de bêtises pour aujourd’hui. Rentrons à la maison.

Rentrons à la maison.

Cornélia se souvenait bien de cette phrase qu’il avait dite un jour, et qu’elle avait gardé longtemps dans un coin de sa tête ; cette phrase qui l’avait poussée à aller de l’avant, à se battre pour sa vie.

« Il faut se réveiller chaque matin en décidant d’affronter le monde. Parce que le monde entier veut te voir crever. »

C’était étrange. Elle se rendait compte à présent que son sens s'était amoindri. Ce n’étaient plus que des mots creux.

Elle regarda Greg roter de nouveau sur Elijah, et tous les autres partir dans un fou rire. Un sourire s’esquissa sur son visage étroit. Mes amis. Avait-elle le droit d’utiliser ce mot, ce mot si rare ?

Le monde ne veut pas me voir crever. Pas le monde entier, en tout cas.



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