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Ce qui restait du convoi les attendait toujours, stationné sous le portique chinois aux toitures dorées.

Deux nivées furent très heureuses de les revoir : la petite licorne, qui sauta au nez de Beyaz dès qu’elle le vit, et la bête glatissante qui vint renifler Blanche et lui souffler leur souffle chaud dans la figure. Tous les autres, en revanche, faisaient grise mine. Aegeus avait échoué à récolter le moindre don, et il ramenait en prime la femme d’Argos ! Certains boyards crachèrent par terre en apercevant Io. Le seul succès d’Aegeus était de s’être rabiboché avec Epona.

– Epona nous offrira tout ce dont nous avons besoin, lança-t-il à la cantonade. Et je suis certain qu’elle nous confiera des dizaines de ses sujets, comme Homère. Elle est trop sage pour ne pas saisir cette chance. Elle a les pieds sur terre, à la différence de tous les autres.

Cornélia se demandait bien si Io, quant à elle, avait les pieds sur terre, ou si c’était une rêveuse qui avait un peu trop romantisé le convoi et son exode. Elle n’avait pas décroché un mot depuis sa séparation avec Argos ; elle avait l’air beaucoup moins impressionnante ici, les pieds dans l’eau comme tout le monde, perdue dans les odeurs de sueur des boyards. Argos l’aurait certainement protégée, nourrie et bichonnée jusqu’au dernier jour de la Strate, jusqu’à ce que l’eau s’élève aux buildings les plus hauts – et peut-être encore au-delà. Elle avait abandonné une vie riche et confortable pour s’infliger un convoi de migrants gardé par des humains crasseux. Elle était si différente des autres immortels…

L’absence d’Iroël inquiétait aussi Cornélia. Il n’avait toujours pas réapparu. Les autres s’en fichaient bien, et elle savait que c’était stupide de s’inquiéter pour un garçon tel que lui, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.

T’es en train de courir à l’autre bout du monde avec tes escargots, ou quoi ?

Enfin, le connaissant, il allait surgir d’un coin sombre au moment où elle s’y attendrait le moins.

Il fallait maintenant reprendre la route et atteindre le territoire d’Orphée. Là, ils recevraient les coffres d’Argos, et retrouveraient également le convoi secondaire formé des familles de nivées. Cornélia et Blanche pourraient enfin revoir Pouet et Oupyre… et s’assurer que rien n’était arrivé en leur absence.

Tout le monde se rendit vite compte que le voyage allait être difficile pour Io. Elle s’était habituée aux palanquins et à la protection certainement envahissante d’Argos. Il suffit de quelques kilomètres pour que ses sandales précieuses tombent en lambeaux ; ses pieds se retrouvèrent couverts de contusions et d’éraflures. Elle avançait pourtant sans se plaindre, les cornes pointées en avant dans un élan décidé.

– Mais pourquoi Argos l’a laissée venir à pieds comme ça ? finit par soupirer Cornélia. Il aurait pu attendre qu’on soit chez Orphée et nous faire parvenir à la fois les coffres et Io dans un palanquin. Ça aurait été mieux pour elle, non ?

Blanche avait plissé les yeux, déjà prête à repartir dans son rôle d’éclaireuse. Elle revenait tout juste d’une pause pipi.

– Figure-toi que je me suis posé la même question. J’ai passé deux heures à me mettre dans la tête d’Argos et tu sais quoi ? Je pense que mon cerveau surpuissant a trouvé la réponse.

Elle fit onduler ses doigts près de ses tempes, pour figurer les bouillonnements de son intelligence.

– Il espère qu’elle va changer d’avis. T’imagines ? Marcher comme ça, vivre dans ces conditions ? Une fois arrivée chez Orphée, si elle en a marre, elle aura juste à repartir chez elle avec la délégation d’Argos. Hop ! Il récupère sa femme éplorée et tous ses coffres avec, et il est content.

Cornélia avait haussé les sourcils, tâchant de ne pas montrer qu’elle était impressionnée. À la place, elle s’était tournée vers Io. Les boyards se moquaient d’elle à mots à peine couverts. Ils trouvaient hilarante la vision de cette humaine à tête de vache, couverte de bijoux et de chaînes d’or, forcée de se mêler aux autres nivées comme une moins que rien. Io représentait tout ce qu’ils détestaient chez les immortels. Elle gardait la tête haute et se cloîtrait dans un silence impérial, mais ses oreilles bovines s’agitaient lorsqu’ils parlaient d’elle.

Quelqu’un finit pourtant par prendre son parti – et l’identité de ce quelqu’un surprit grandement Blanche et Cornélia.

– Il suffit ! trancha la jeune kumiho quand les moqueries reprirent une fois de trop. Occupez-vous de tenir vos armes en l’air et de prendre cet air viril qui vous sied si mal, comme vous êtes payés pour le faire ! Et gardez votre langue là où elle doit être : dans ce clapet malodorant qui vous sert de gueule.

Sa voix doucereuse – une note de velours sur un ton d’acier – eut l’effet escompté. Le silence se fit. Puis, sous les regards médusés de Blanche et Cornélia, la renarde retira ses chaussons brodés pour les tendre à Io.

– Tenez, ma chère. N’écoutez pas ces rustres ; ce ne sont que des singes qui se sont vus offrir le don de la parole et en font trop usage à mon goût. Je vous prie de m’excuser, mes chaussons sont en bien piètre état. Mais cela sera toujours mieux que de braver la Vingt-Cinquième heure avec vos pieds nus.

– Vous êtes bien courageuse, ajouta son aïeule de sa voix rouillée. Et jolie comme le jour. Vous verrez, cette route est longue et dure ; mais elle est hélas nécessaire.

Blanche et Cornélia échangèrent un coup d’œil. Les deux renardes se reconnaissaient en Io ; et à leurs yeux, c’était certainement la seule nivée de tout le convoi à être de leur rang.

– Je vous remercie, dit Io de sa voix lisse. J’en prendrai soin.

Voyant la renarde pieds nus dans l’eau, son ourson – toujours sous sa forme humaine – ouvrit des yeux choqués. Il s’agenouilla devant elle et lui fit signe de monter sur son dos.

– Inutile, babo, jeta sa maîtresse d’un ton sec. Que tu es bête ! Tu es trop jeune pour me porter sur ces distances-là. (Elle lui mis une petite tape sur la tête.) Mais je te remercie pour ta proposition.

L’adolescent sourit de toutes ses dents, émerveillé par cette simple marque de gentillesse. Cornélia soupira. À son tour, elle retira ses chaussures, ces fidèles rangers dont Aaron lui avait fait don au Venetian Hotel, chez Homère. Elle les tendit à la kumiho. Celle-ci la dévisagea comme si elle avait perdu l’esprit.

– Oui, oui, je sais ce que vous pensez, grommela Cornélia sans croire à ce qu’elle était en train de faire. Prenez-les. Vous en avez plus besoin que moi. Je remettrai mes anciennes baskets, ça suffira bien.

Une grimace lui échappa quand elle songea à ses horribles Converse qui prenaient l’eau et lui faisaient des ampoules à tous les orteils. Mais l’expression de la jeune femme renarde la consola. Celle-ci reçut les rangers avec mille précautions, et lorsqu’elle les enfila, un sourire incrédule apparut sur ses lèvres.

– Vous avez de grands pieds, comme tous les singes. Que ces souliers sont confortables ! Si je l’avais su avant… (Sa voix se refroidit un peu, retrouvant son ton habituel.) Je vous dois encore quelque chose ! Il faudra cesser un jour de me rendre service ; je n’aime pas avoir des dettes, surtout envers des primates dans votre genre.

– C’est ça, c’est ça, soupira Cornélia.

– Un merci aurait suffi, vous savez, fit Blanche d’un ton entendu.

Après une attente qui leur sembla interminable, la jeune renarde dit enfin :

– Et bien, je vous remercie.

Et elle s’inclina profondément devant Cornélia. Tous les boyards sautèrent au plafond – du moins, tous ceux qui avaient aperçu la scène de près ou de loin.

Io les observait. Ses yeux noirs passaient de Cornélia à Blanche, de Blanche à la kumiho.

– Ainsi, les humains peuvent se montrer bons.

Blanche haussa un sourcil.

– Attendez… vous n’avez pas été humaine vous-même ? Ovide l’a dit dans ses Métamorphoses. (Elle leva un index de bibliothécaire.) Je l’ai appris au collège.

Les longs cils de Io clignèrent lentement.

– Je suis née humaine y a très longtemps… mais depuis, j’ai tant goûté à leur cruauté, celle des dieux et des hommes, que parfois, j’oublie l’avoir été un jour.

– Non mais vous foutez quoi, vous là-bas ? rugit soudain la voix d’Aaron derrière elles. Vous voulez camper ici ? Je vous apporte une table de jardin et une tasse de thé, tant que vous y êtes ?

Mitaine et Cornélia jurèrent dans un bel ensemble.

– Je vais chercher mes baskets, maugréa Cornélia.

Blanche lui fit un clin d’œil :

– T’inquiète. Je me charge de tout.

Puis elle mit ses mains en porte-voix et cria, assez fort pour que tout le convoi l’entende :

– Aaron-chou ! On a un petit problème ! Tu peux venir voir, mon choupinet d’amour ?


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