110 - Djibouti

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Puis elle mit ses mains en porte-voix et cria, assez fort pour que tout le convoi l’entende :

– Aaron-chou ! On a un petit problème ! Tu peux venir voir, mon choupinet d’amour ?

– Quoi ? s’époumona Aaron. T’as dit quoi, là ?

Mitaine et Cornélia échangèrent un regard terrifié. Elles s’enfuirent en crabe chacune d'un côté, sans demander leur reste. La kumiho saisit le bras de Io d’un côté, celui de sa grand-mère de l’autre, et se dépêcha de s’en aller aussi. Avant qu’Aaron ne déboule sur la scène de crime, elle fit les gros yeux à Blanche :

– Lorsque je t’ai dit de lui donner de l’affection, ce n’était pas à ce genre de démonstrations que je songeais.

– Vous inquiétez pas, répliqua Blanche. Je gère. C’est un squonk.

Lorsqu’Aaron se planta devant elle, les yeux vomissant des flammes comme ceux de Sekhmet, tous les boyards tendirent le cou pour ne pas perdre une miette de la scène. Avant que le garçon ait eu le temps de grincer le moindre mot, Blanche passa les bras autour de son cou et s’y suspendit. Il se pétrifia, soudain changé en pierre. Elle inspira son odeur de changelin au creux de son épaule. Lessive, sueur, chien mouillé… et une pointe ferrugineuse qui était celle du sang.

Elle lui chuchota à l’oreille, sachant très bien que les boyards imagineraient tout autre chose que ses mots véritables :

– Ma sœur n’a plus de chaussures. Tu as d’autres rangers en réserve quelque part ?

– Tu te fous de ma gueule ! C’est quoi, ça ? T’es ivre ou quoi ? T’es allée faucher des bières dans le camion ?

Dans un murmure, elle répondit :

– Cornélia a donné ses chaussures à la kitsune. Et ça, c’est pour te faire payer la fois où tu as crié devant tout le monde que tu voulais pas te taper une gamine immature.

– C’est toujours le cas, souffla-t-il avec fureur.

Alors elle l’embrassa sur la joue, délibérément, avant de se détacher de lui.

– S’il te plaît, Aaron-chou, pour me faire plaisir, minauda-t-elle.

Elle tourna les talons et s’en alla rejoindre son poste, le laissant planté derrière elle comme un piment bien mûr, sous les regards goguenards de ses hommes.

***

Petit à petit, Pékin s’effaça autour d’eux alors qu’ils progressaient vers le nord. Les hauts buildings ultramodernes laissèrent la place à des bâtiments beaucoup plus petits, presque cubiques, dont les façades blanches s’écaillaient dans le vent. La végétation luxuriante commençait à mourir autour du convoi. Même les palmiers se mirent à sécher. Cornélia, qui profitait d’une toute nouvelle paire de rangers obtenue grâce à un Aaron étrangement écarlate, remarqua vite que le niveau de l’eau baissait. Bientôt, ce ne furent plus que quelques centimètres qui venait leur battre les semelles et déposer une croûte salée au bas des trottoirs. Ils auraient pu en éprouver du soulagement, mais ce ne fut pas le cas : l’inondation avait été remplacée par un vent très chaud, plus ardent encore que celui d’une Sekhmet en colère, qui venait les gifler avec des brassées de poussière. Il leur brûlait les joues et leur piquetait la peau, rendait leurs cheveux secs comme des nids de paille.

Une fois n’était pas coutume, Aegeus mit le nez dehors cinq minutes pour goûter à cet effluve de sable et de désert. Depuis leur départ de chez Bastet, il ne sortait plus guère de son hamac.

– Je vous présente le khamsin, lança-t-il à travers les mèches blondes qui lui battaient la figure. Il vous brûlera jusqu’aux os si vous le laissez faire. (Il observa une brève seconde de silence.) Nous entrons dans Djibouti.

Sa chevelure ne parvenait pas à cacher son torse, dont la peau ne semblait plus du tout humaine. C’était une peau de dragon aux écailles d’une blancheur maladive. Son visage lui-même semblait couvert d’un fard sinistre. Tout le monde dut le remarquer, mais personne ne souffla mot.

– Djibouti ! s’exclama Blanche en apparaissant d’un coup à côté de sa sœur (celle-ci faillit faire une crise cardiaque). Ça veut dire qu’on est quasiment chez Orphée !

Absolument pas dérangée par la vision d’Aegeus, elle s’empara du bras mou de Cornélia et l’agita dans tous les sens, submergée par l’excitation.

– On retrouvera bientôt Pouet et Oupyre !

– Oui oui, super, maugréa l’aînée. Lâche mon bras, maintenant.

Haute comme trois pommes, Blanche avait tout de même repris quelques années ; Cornélia lui donnait quinze ans environ.

– Djibouti est bien plus joli que Pékin, je trouve, reprit-elle en remontant ses lunettes sur son nez. Tu vas voir ! Je suis allée inspecter la frontière. C’est vraiment beau !

– Ah ouais ?

Les yeux pleins de larmes à cause du vent brûlant, Cornélia rassembla ses cheveux en un énorme chignon rugueux.

– Super, mais en attendant, je pense qu’on va devoir trouver une solution pour ne pas brûler vifs.

Les soleils d’Alsvinnr et Árvakr leur tapaient sur le crâne à grands coups de lance surchauffée. Cornélia devina que ce n’était encore rien par rapport à ce qu’ils vivraient en entrant dans Djibouti. Elle mit ses mains en porte-voix et cria droit vers le ciel :

– Hé, vous deux là-haut, vous voulez pas aller vous coucher un peu ?

Un hennissant lointain lui répondit et elle discerna une traînée de lumière devant l’un des astres. Un soupir résigné lui échappa. Ils n'abandonneraient jamais leurs soleils chéris.

– Ils profitent de leur liberté, commenta Blanche. On peut pas trop leur demander d'y renoncer.

Cornélia soupira de nouveau, pour la forme. En reprenant son poste, elle se demanda une énième fois où se trouvait Iroël. Le carcolh l’avait-il attrapé et gobé tout cru ?

***


Au fil des kilomètres, les années défilaient. Cornélia se servait du visage de sa sœur comme d'un thermomètre temporel : elle la vit lentement retrouver son âge véritable, puis vieillir d'un ou deux ans supplémentaires.

Maintenant, songea-t-elle. On est sur la bonne ligne temporelle. Là où Pouet, Oupyre et les autres nous ont laissés...

Son cœur se réchauffa à l'idée de revoir leurs deux petits monstres.

Puis Djibouti apparut, et elle en resta bouche bée.

Des rangées de maisons cubiques se déployaient devant eux. Mille balcons et fenêtres se découpaient dans leurs façades laquées de couleurs vives – du vert, du orange, du jaune poussin... De loin, c’était splendide ; mais en s’approchant, on distinguait les outrages du temps et de la Strate qui avaient écaillé la peinture et le crépi. De vieilles climatisations se détérioraient sur tous les murs. Des paquets de câbles électriques pendaient au-dessus des rues désertes, agités nonchalamment par les bourrasques. Mais surtout : la mer avait élu domicile au cœur même de la ville.

Par endroits, le goudron des routes se fragmentait, créant soudain des gouffres de plusieurs mètres de profondeur emplis d’une eau bleu lagon. Des mérous, des murènes et des raies y nageaient en rond, piégés dans ces microcosmes voués à s’assécher un jour. Des récifs de coraux se hérissaient tout le long de ces trous d’eau, étalant leur arc-en-ciel de couleurs au grand jour, parsemés d’emballages, de bouteilles en plastique et de coton-tiges. À d’autres endroits, les boyards devaient presque escalader les racines épaisses des palétuviers qui transformaient certains coins de rues en mangroves. Il faisait si chaud qu’ils ruisselaient tous de sueur.

– J’suis pas payée pour faire des acrobaties, moi ! râlait Mitaine.

Comme de nombreux boyards, elle avait décroché la toile souple de son hamac et s’était enroulée dedans pour couvrir sa peau de mousse délicate. Cornélia avait vite pris exemple sur elle, imitée par Io et les deux kumihos. Ce voile de fortune avait le mérite de les protéger du khamsin, mais les empêtrait considérablement quand il fallait crapahuter dans la mangrove. Ni les camions militaires, ni le Berliet ne pouvaient rouler dans de telles conditions. Aaron dût ordonner plusieurs détours, aidé de Blanche qui allait repérer des routes praticables en avant-garde.

C’était désormais Aaron qui prenait à sa charge toute l’organisation du convoi, et même si aucune annonce officielle n’avait été faite, tout le monde avait bien compris qu’Aegeus n’était plus capable de marcher parmi eux. Il restait dans son hamac, caché dans le ventre du Berliet, et les seules âmes qu’il voyait étaient Blanche, Cornélia et Mitaine, qui lui apportaient ses repas, ainsi que son fidèle lieutenant.

Et aussi Greg, bien sûr, qui prenait un malin plaisir à venir roter juste sous son nez. On aurait dit que le matou éprouvait une certaine affection pour l’homme. Après tout, Aegeus dormait toute la journée comme un chat paresseux, pendant que tous les autres s’épuisaient à marcher dehors. Greg le considérait peut-être comme son nouveau meilleur ami.

– On devrait bientôt retrouver le convoi secondaire, non ? fit Gaspard pendant leur premier repas djiboutien. On s’est remis sur la bonne ligne temporelle, on est au point de rendez-vous…

Le khamsin ne les laissait pas en paix ; ils tenaient tous leur voile drapé autour de leur tête pour ne pas manger du sable avec leurs rations militaires. Beyaz avait enroulé la petite licorne avec lui, de sorte qu’il ressemblait à une étrange chimère dotée de deux têtes. Ils s’étaient assis contre un mur, dans l’ombre bienfaisante d’une grande maison aux arches coloniales.

– Ils devraient déjà être là, grogna Aaron qui mangeait à toute allure, accroupi comme une sorte de farfadet démoniaque.

On ne voyait de lui que ses yeux d’un noir intense, entre les deux pans de tissu kaki qui lui couvraient le visage.

– J’aime pas ça. Quand Blanche aura fini de jeter ses saucisses aux mérous, je l’enverrai faire une ronde, elle devrait les voir de loin.

Sa voix s’était très légèrement adoucie sur le prénom de Blanche, ce qui n’échappa pas à Mitaine – le coup de coude qu’elle envoya à Cornélia faillit lui déboîter le bras. Blanche était en effet en train de nourrir les poissons du trou d’eau le plus proche. A priori, les mérous aimaient les saucisses précuites.

– Mes malles ne devraient pas tarder non plus, ajouta Io.

Elle faisait grise mine en mangeant sa barquette de cassoulet, et devait avoir hâte de recevoir ses cinq coffres de sucreries.

Lorsqu’ils se levèrent pour reprendre la route, elle s’était endormie, épuisée, la tête posée sur ses genoux. Son museau rose commençait à peler à cause de la sécheresse. Aaron soupira.

– Beyaz, porte-la dans le Berliet.

– Quand je pense à toutes les fois où il nous a forcées à marcher alors qu’on n’en pouvait plus, grogna Cornélia derrière.

Mais au fond d’elle, elle était heureuse que Io n’ait pas à vivre leur martyre. Cigarette au bec, Aaron lui lança en s’éloignant :

– Je m’adapte. Tout le monde peut pas être aussi fort que vous deux.

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