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À partir de ce moment précis, ils obliquèrent franchement vers le nord et bientôt, ils pénètrèrent sur le territoire officiel d’Orphée. Il n’y eut aucun brief de la part d’Aegeus, ni de son lieutenant. La frontière était matérialisée par une petite clôture grillagée qui leur arrivait à peine aux genoux ; ils entrèrent aussi facilement que dans le jardin d’une mamie, en prenant soin de refermer derrière eux. Cornélia restait aux aguets, perfusée à la nervosité. Elle passait sans cesse de sa forme humaine à celle de tzitzimitl. Les derniers mots d’Epona lui étaient restés en tête – ceux auxquels personne n'avait donné suite.
« Il n’est plus lui-même. C’est à cause des machines… »
Les seules machines que connaissaient les sœurs étaient celles d’Homère, aussi vives et inoffensives que des pinsons au début du printemps. Mais chez Orphée, la chanson était peut-être différente…
Ils ralentirent drastiquement l’allure, mais ni le convoi secondaire, ni les malles de Io n’arrivèrent. En conséquence, Aaron ordonna un campement sur une place pavée de poussière, dans l’ombre d’une grande mosquée jaune. Elle était flanquée d’une tour blanche, facettée comme un crayon bien taillé.
Ils attendirent là plusieurs jours, dans le silence venteux de Djibouti. Blanche et Cornélia rongeaient leur frein. Plus le temps passait, plus leur inquiétude grandissait, mais Aaron et son chef ne montraient pas d’inquiétude particulière. Alors elles se forçaient à ravaler leur mauvais pressentiment, comme une boule amère et gluante qui leur plombait la poitrine.
Contre toute attente, ce fut le chargement promis par Argos qui arriva le premier.
Alors qu’un zénith impitoyable faisait ondoyer la ville dans des vagues de chaleur, plus de quarante hommes de trait déboulèrent soudain d’une rue. Ils transportaient de lourds coffres de bois, aux coins renforcés par des ferrures scintillante. Tous les boyards bondirent sur leurs pieds, saisissant leurs armes, avant de se calmer en apercevant l’emblème frappé sur les coffres. Des ailes de paon bleues saphir.
Stoïques, les « bêtes » d’Argos s’arrêtèrent en plein cagnard, ruisselant de sueur. Leurs bras gonflés de muscles tremblaient sous le poids des coffres, mais ils ne flanchaient pas.
– Vindiou, ils doivent cuire comme des œufs, souffla Gaspard.
– On pourrait y faire cuire des œufs, corrigea Mitaine. Sur leur crâne chauve. J'suis sûre que ça marcherait.
Gaspard s'abîma dans un silence mélancolique, rêvant sans doute de la dernière fois où il avait pu manger des œufs frais – ça devait remonter à loin.
– Eh ben, c'est pas l'empathie qui vous étouffe, grommela Cornélia.
Une paire d'hommes attelés transportait une litière ouvragée en bois et en or, ombrée par un grand parasol. Il s’y prélassait une chimère blanche comme neige. Ses trois têtes se tournèrent vers le convoi et, d’un coup sec de sa queue serpentine, elle fouetta ses porteurs qui se dépêchèrent de trotter plus avant. Leurs épaules étaient couvertes de zébrures écarlates. En parvenant devant les boyards, elle tira sèchement sur les rênes.
Voilà les coffres promis par le seigneur Argos, dit-elle sans bonjour ni marque de respect.
De ses yeux de lion, jaunes et perçants comme des étoiles d'ambre, elle toisa cette petite foule maigre et crasseuse, tandis que sa tête de bélier cherchait Io dans leurs rangs. Elle ne la trouva pas, puisque l’immortelle dormait dans le Berliet. Alors ses trois têtes se tournèrent vers Beyaz.
Où est notre maîtresse ?
Elle le prenait à tort pour le chef, parce que c’était le plus grand des boyards, sans accorder la moindre attention à l’adolescent qui se tenait près de lui.
– Elle dort, répondit Beyaz avec tout le laconisme qui le caractérisait.
Le lion fit pivoter ses oreilles, cherchant peut-être à déterminer si le boyard se montrait insolent. Le serpent blanc d'ivoire qui lui tenait lieu de queue ondula et siffla :
Prenez bien soin d'elle. Le seigneur Argos vous écorchera tous s’il apprend qu’il lui est arrivé le moindre désagrément. Et il l’apprendra tôt ou tard, soyez-en sûrs.
Beyaz ne dit rien, et Aaron ne prit pas non plus cette peine. Les porteurs déposèrent tous les coffres par terre, près des racines de palétuviers qui grignotaient la place. Puis, sur un dernier regard hautain, la chimère saisit les rênes des quarante hommes de bât attelés entre eux. Elle fouetta les deux premiers d’un geste forgé par l’habitude et ils se remirent à trotter gentiment, sans même essuyer la sueur qui leur coulait dans les yeux. Leur docilité déconcertait Cornélia. Ils ne montraient aucun signe d’agacement ou de révolte. Savaient-ils se servir de leurs mains pour autre chose que porter les palanquins royaux ? On aurait dit qu’ils se satisfaisaient de cette vie-là…
Ils sont comme des chevaux, songea-t-elle en les regardant disparaître dans les rues ardentes de Djibouti. Ils ont sans doute été dressés d’une façon qui ne laisse aucune place à la réflexion…
Et lorsqu’on ne savait pas réfléchir, on ne pouvait pas désobéir – on ne pouvait même pas imaginer une autre existence.
Méfiant, Aaron ouvrit les coffres pour vérifier qu’ils contenaient bien ce qui avait été annoncé, et pas des scorpions ou des serpents venimeux. Dans les cinq premiers scintillaient des kilos de sucreries multicolores, des gâteaux de semoule à la fleur d’oranger et des biscuits au miel qui s’étaient agglomérés en un trésor informe à cause de la chaleur. Io soupira en les voyant, mais une étincelle de tendresse brilla dans ses yeux. Dans les quinze autres coffres, la viande était bien là, sous forme de gros quartiers séchés et salés. Blanche et Cornélia grimacèrent en reconnaissant des morceaux humains. La petite licorne plongea la tête dedans et s’enfuit avec une énorme cuisse, poursuivie par un Beyaz qui vomissait des torrents d’injures.
Et puis, caché derrière ces coffres, Aaron en découvrit un vingt-et-unième, plus petit et tout en métal. La suspicion lui fit plisser les yeux.
– Attendez. C’était pas prévu, ça.
Il s’accroupit, toucha la paroi brûlante du coffre, puis y posa la langue – Cornélia haussa les sourcils. Quand il se redressa, l’adolescent s’était assombri.
– C’est du fer.
Les boyards en tirèrent aussitôt la même conclusion.
– Il y a une bestiole là-dedans ! fit Mitaine.
– Et pas n’importe laquelle, grogna Elijah. Une qui pourrait crever un coffre en bois et qui a obligé Argos à utiliser du fer…
Aaron soupira.
– Reculez. (Il jeta un bref regard à Io et Blanche, qui s’étaient rapprochées par curiosité.) Même vous deux.
– Mais je… protesta Blanche.
– Recule, Blanche.
Sa voix était un curieux mélange de douceur et de rudesse. La blondinette obéit, un léger pourpre aux joues.
– Garde ton masque à portée de main, j’aurai peut-être besoin de toi.
Aaron observa le système de fermeture, tout en fer lui aussi. Il commença à déverrouiller le mécanisme, puis recula et ouvrit le coffre d’un grand coup de pied qui fit claquer le couvercle contre le sol. Tout le monde se tendit, prêt à s’enfuir ventre à terre.
Sous leurs yeux méfiants, une petite tête pointa le nez dehors. Elle était couronnée de bois de cerf et de deux gigantesques oreilles.
C’était un wolpertinger.
Blanche et Cornélia poussèrent le même cri étranglé.
– Oup…
– Belphégor ! s’exclama Io.
Cornélia cligna des yeux, réalisa leur erreur. L’animal avait le pelage fauve ambré, très différent du scintillement argenté d’Oupyre. Io courut vers lui ; tous se crispèrent en l’imaginant se faire dévorer, mais la créature lui sauta dans les bras et lui lécha la joue. Io rit de ravissement en lui caressant les ailes. Il avait bien des ailes : ce n’était pas un jackalope inoffensif. C’était bel et bien un wolpertinger aux canines acérées.
– Un wolpertinger, dit Cornélia d’une voix sourde. C’est un wolpertinger…
– Mais je croyais… balbutia Blanche. Aegeus n’avait pas dit qu’Oupyre était la dernière ?
– Non, répondit une voix d’homme bien connue. Pas la dernière. Mais l’une des dernières, ça oui.
Cette simple voix fit déferler une vague de soulagement en Cornélia. Elle se retourna, comme tout le monde… pour découvrir Iroël qui sortait d’une poubelle.
D’une poubelle ? Ben voyons. Toujours plus.
– T’étais là depuis combien de temps ? fit Aaron, résumant la pensée générale.
Le jeune homme se contenta d’épousseter sa tenue sans répondre. Il portait toujours le beau costume créé par Arachné à ses mesures – qui n'était plus du tout immaculé. Quand la rose blanche épinglée sur sa poitrine tomba d’un coup, il la rattrapa au vol, puis sembla se demander quoi faire avec, avant de la tendre à Cornélia.
– Une rose sortie d’une poubelle, commenta-t-elle. Quelle entrée… aléatoire.
Iroël fronça les sourcils.
Prends-la.
Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? répliqua Cornélia en silence.
Je sais pas. J’ai juste pas envie de la jeter par terre.
Résignée, elle accepta la fleur. Blanche plissa le front et ses yeux passèrent de l’un à l’autre, emplis de perplexité. Elle finit par conclure qu’il n’y avait rien à comprendre et préféra se retourner vers Io, qui câlinait toujours son wolpertinger. Deux petites larmes d’émotion perlaient aux yeux de l’immortelle.
– Par pitié, Io, faites attention ! gronda Aaron qui gardait ses distances, fusil mitrailleur en main. Ces bêtes-là, c’est vraiment instable.
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