Réécriture - 3

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***

Ils durent quitter la maison en urgence.

– On débarrasse le plancher, vite ! avait crié Aaron. Dépêchez-vous un peu !

Les jambes faibles, Blanche s’accrochait au bras de Cornélia pour réussir à tenir debout. Iroël la soutenait de l’autre côté. Beyaz, lui, s’était agenouillé près de la licorne en tirant un bandage de son sac.

– Arrête de bouger ! grognait-il dans sa barbe.

La créature roulait des yeux furieux, la bave aux lèvres, tressaillant de douleur à chaque mouvement.

Mal ! Mal ! Nounours… Déteste nounours. Déteste !

– Mais pourquoi t’as fait ça ? murmura Blanche. Tu lui as tiré dessus !

Beyaz grogna pour toute réponse. Danaé observait la scène, le visage sinistre.

– Ça guérira pas, dit-elle. Pas comme avant, en tout cas. Les licornes ont les os trop fins. Il leur faut quatre pattes pour répartir leur poids. Si elle se tient sur trois pattes, ça risque de lui briser les autres jambes.

Lorsqu’il serra le bandage d’un coup sec, la licorne gronda et planta ses dents coupantes dans sa main. Beyaz ne se débattit pas. Il ne jura pas. Il la regarda simplement, les yeux au fond des yeux. Elle finit par le lâcher. Il essuya sa main maculée de sang, puis termina le bandage avec un nœud trop serré qui la fit crier.

– C’était pour toi, tête de linotte, siffla-t-il. C’était pour t’empêcher de crever comme une idiote !

– Vous auriez dû nous laisser intervenir, intervint la jeune kitsune derrière lui. Tout cela aurait pu être évité.

Au lieu de répondre, Beyaz souffla par le nez, juste assez méprisant pour leur faire comprendre qu’il n’en croyait pas un mot. Il se leva, puis observa la licorne alors qu’elle essayait de faire de même. Elle en était incapable. Alors il l’attrapa à bras-le-corps pour la charger sur ses épaules. On aurait dit un chasseur médiéval, portant un sanglier sur ses épaules robustes. À cela près que le sanglier était encore vivant, et gigotait trop pour son propre bien.

– Tu me rends complètement fada, grommela-t-il en la calant de son mieux. Je fais que de la merde à cause de toi !

Danaé se détourna. Elle toisa le cadavre d’Elijah, mêlé aux corps des anges. Pendant un court instant, son expression s’adoucit. Elle toucha sa corne toute maigre, du côté gauche.

– C’est dommage. Je l’aimais bien. (Elle se tourna vers Aaron.) On fait quoi de lui ?

– On le laisse là, siffla le garçon. Pas de temps à perdre.

Danaé fronça les sourcils.

– On pourrait au moins le…

– T’as pas écouté, Danaé ? On le laisse là. (Le regard froid d’Aaron la fit déglutir.) Tu crois que vous avez une jolie sépulture incluse dans le forfait ? Non. C’est pour ça qu’on vous paie aussi cher, ça compense. Pas de tombe, pas de corps pour les familles. Pas de temps à perdre avec vous. Alors t’es gentille, tu fais comme pour tous les autres : comme s’il avait jamais existé.

Il la poussa dehors, à travers le trou béant que Pouet avait créé. Le tarascon les attendait dehors, prêt à fuir. Il s’était certainement caché quand l’archange était arrivé avec sa meute. Ils s’étaient tous cachés, ou l’archange les avait simplement ignorés. La tête du bébé hydre apparut derrière le coin de la maison ; écaille par écaille, son camouflage se rebroussa sur ses joues, leur permettant de le voir. Lui aussi tremblait de peur.

– Tout le monde est là ? lança Aaron. (Il compta rapidement les nivées.) Parfait, alors on décampe.

Il foula l’eau de la Strate à grandes enjambées, les entraînant derrière eux. Le bébé hydre se remit en mouvement et les cacha tous sous son ventre. Ils avaient à peine fait quelques pas qu’Aaron se rapprochait de Blanche :

– Mets ton masque. On a besoin d’une éclaireuse.

– Laisse-la tranquille, rétorqua Cornélia. Elle est pas en état !

Il l’ignora royalement.

– Blanche, je rigole pas. C’est une question de vie ou de mort, là. On a besoin d’un point de vue sur ce qui nous entoure. Juste pour savoir ce qui nous arrive sur la gueule.

Cornélia serra les poings. N’avait-il pas encore compris ?

– Laisse-la, si elle a pas envie !

Il avait bien vu qu’aucun d’eux, mis à part Beyaz, n’était capable de tenir tête à un archange. Orion les paralysait encore. Pourquoi n'avait-il pas encore compris le poids de leur captivité ?

– Blanche, répéta Aaron.

Blanche ne répondit rien. Elle baissa la tête et fixa ses pieds chaussés de grosses rangers militaires. Son visage se crispa, puis elle articula au prix d’un effort immense :

– Je ne veux pas. Je ne veux pas le mettre.

Ses mots s'infiltrèrent dans l'esprit tourmenté de Cornélia.

C'est normal, voulut-elle dire à Blanche. C'est normal. C'est Orion. Ce n'est pas notre faute...

– Je sais, dit Aaron d’un ton étrange, à la fois rude et doux. Mais il va falloir le faire quand même.

Quand il voulut attraper Blanche par le bras, Cornélia le repoussa brusquement.

– La touche pas !

Il dut reculer d’un pas. Cornélia le fixa, la bouche entrouverte, les dents saillantes. Comme un fauve prêt à mordre.

Ne touche pas ma sœur !

Tout le monde les regardait à présent. Le bébé hydre avait cessé d’avancer. Cornélia carra les épaules pour paraître plus large.

– Cornélia, gronda Aaron.

N’approche pas !

Il sembla hésiter. Elle ne pouvait pas le savoir, mais à cet instant ses yeux brûlaient d’un feu haineux et glacial, celui de la tzitzimitl. Quand il leva les mains en signe d’apaisement, son geste aggrava les choses. Les pupilles de Cornélia s’étrécirent. Les os de son visage affleurèrent sous sa peau, livides comme un masque mortuaire.

Avec lenteur, Aaron baissa les mains. Il la contempla longuement. Puis il regarda Blanche, choquée, qui dévisageait sa sœur. Puis Mitaine, Gaspard et Danaé. Tous immobiles comme des statues. Tous arboraient la même expression étrange, à la fois surprise et honteuse, comme si Cornélia venait de révéler un terrible secret qui leur collait tous à la peau. Un secret qu’ils avaient tenté de cacher soigneusement.

Pour la première fois, Aaron commença à comprendre.

Je vais le faire ! feula Cornélia. Je vais le faire à sa place. Je monterai dans le ciel et je surveillerai les alentours !

Il hocha lentement la tête.

– Très bien. Ça me va.

Cornélia plissa les paupières, bouillonnante de méfiance. Elle finit par comprendre qu’il était sincère. Lentement, le feu s’éteignit dans ses yeux noisette. Ses os semblèrent reprendre leur place habituelle. Quand elle attrapa son sac à dos pour fouiller à l’intérieur, un même soupir de soulagement parcourut les boyards. Cornélia finit par trouver son masque de tzitzimitl, et resta figée devant son image si familière, scintillante d’or et d’émeraude.

Si familière et pourtant si douloureuse.

– Cornélia ? risqua Blanche d’une petite voix. Ça va aller ?

Cornélia s’ébroua, comme si elle sortait d’un rêve. Les orbites aveugles du masque la fixaient. Un frisson d’anxiété la traversa.

– Ça va, dit-elle d’une voix rauque.

Sous le feu des regards des autres, elle enfila le masque. La peau translucide de la tzitzimitl la recouvrit dans un spasme. Elle retrouva toutes ses sensations si délicates, ses sens affûtés à l'extrême. Et d’un coup lui revint le souvenir de la cage, aussi brutal qu'un uppercut. La faim qui lui creusait le ventre. Les brûlures sur son dos. La voix d'Orion qui la félicitait. Une panique terrible la submergea, suivie d'une grande haine. Elle eut envie de pleurer. Voilà ce qu'Orion lui avait fait. Elle ne pouvait plus dormir, et elle ne pourrait plus vivre en paix. Il y aurait toujours quelque chose pour la ramener à ce qu'elle avait vécu là-bas, dans ce maudit opéra...

Les boyards l’observaient, mais elle ne s’en rendit pas compte. Elle haletait comme un fauve asphyxié, sans rien voir autour d’elle. Ce fut Iroël qui la sortit de sa catatonie. Il s’accroupit à sa hauteur, et il plongea ses yeux très purs dans son regard à elle.

Regarde-moi. Ça va aller.

Cornélia s’accrocha à ses yeux. Ses yeux qui avaient vu mille nivées vivre un enfer avant de s’en échapper. Ses yeux qui avaient vu mille nivées marcher dans la Strate, rendues à leur liberté.

C’est à toi de lutter, maintenant. À toi de choisir ce que tu vas devenir. Nous, on a ouvert ta cage. Toi, tu te charges du reste. Tu te charges des barreaux qui sont dans ta tête. (Il toucha doucement sa joue osseuse.) Désolé. Je voudrais t’aider. Mais tu es la seule à pouvoir le faire.

Doucement, les souvenirs perdirent de leur intensité. Cornélia aurait voulu pleurer, mais les tzitzimime ne pleuraient pas.

J'ai jamais voulu de tout ça. Jamais, jamais.

Iroël baissa le regard un instant.

Je sais. Mais tu vas y arriver. Tu es très forte. Ta sœur et toi... Vous êtes des créatures incroyables. J'ai juste rendu visible ce qui était à l'intérieur.

Le regard de la tzitzimitl s'égara derrière lui. Les autres la fixaient. Pouet la fixait. Leur petit Pouet si tendre et courageux, qui parvenait à avancer malgré toutes ses cicatrices à l'âme, malgré le souvenir terrible de la cage, sans pouvoir se réfugier dans un autre corps comme Blanche et Cornélia. C'était injuste. C'était à elles de le protéger, de se montrer responsables et fortes ; ce n'était pas à lui de prendre leur défense, de se battre contre les créatures qui lui avaient fait tant de mal. Cornélia ne devait rien aux boyards, ni à Iroël, mais elle ne pouvait pas flancher devant Pouet.

Dans un effort qui lui sembla surhumain, elle avala les bruits, les sensations, les douleurs qui lui empoisonnaient l'esprit. Elle déglutit, les fit descendre un peu plus bas, là où ils auraient plus de mal à l'atteindre, là où son corps pourrait s'occuper d'eux. Ils ne disparaîtraient pas. Mais ils pourraient peut-être être digérés, petit à petit. Elle savait que la tzitzimitl était assez forte pour ça. Digérer le traumatisme et le transformer en carburant.

Pouet et Iroël la contemplaient sans rien dire.

Elle se redressa, leva les yeux vers la voûte céleste. Là-haut, les étoiles brillaient comme un semis de diamant, suspendues entre deux soleils éternels.

Tu es la seule à pouvoir le faire.

Elle prit le temps d’inspirer à fond, chassant le nom d’Orion, chassant les barreaux de sa tête.

Puis elle bondit vers le ciel. Sa traîne d’étoiles se déploya derrière elle, comme un habit sauvage et libre qui lui rappelait sa véritable nature.

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