Réécriture - 4

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– Bon. C’est parti. Pour tuer quelqu’un, vous devez viser quel point faible ?

Aaron faisait les cent pas devant eux, déjà agacé par leur manque de réaction.

– Est-ce qu'on ne devrait pas reprendre la route, au lieu de s'entraîner ? rétorqua Cornélia.

Ils avaient établi le camp dans un supermarché quelques heures plus tôt. Le magasin n’avait plus de nom, ni de vitrine. Leur longue fuite les avait laissés à bout de forces ; Cornélia avait à peine remarqué les gigantesques rayonnages vides. Elle s’était écroulée par terre, sur une couverture aussi mince qu’une feuille de papier, et n’avait même pas senti le sol carrelé avant de sombrer dans le sommeil. Qui avait monté la garde ? Pouet, peut-être ? Ou Aaron ? Les deux semblaient montés sur ressorts ; leur nervosité aurait pu alimenter une centrale électrique entière. Cornélia n’était pas faite du même bois. Ses tours de garde, sous sa forme de tzitzimitl, avaient aspiré toutes ses forces.

– Non, répondit Aaron d’un ton sec. On va pas repartir maintenant, et tu sais pourquoi, Cornélia ?

– Non.

Il pointa le doigt vers elle.

– Parce que vous êtes nuls !

Elle fronça les sourcils, encore trop mal réveillée pour se sentir insultée. Il poursuivit :

– Et cette nullité nous met tous en danger ! Bon, toi et ta sœur, vous étiez déjà nulles, mais vous (il se tourna vers les autres boyards), c’est nouveau. On s’est fait attaquer frontalement par une meute d’anges, et le seul capable de se défendre, c’était Beyaz ! C’est le seul, avec votre fichue tarasque traumatisée, qui nous a évité de finir en barbecue !

L’intéressé ne parut pas spécialement flatté. En fait, il n’écoutait même pas Aaron. Il était assis de tout son poids sur la licorne, occupé à la plaquer au sol pour lui refaire son bandage. Aaron fit craquer ses doigts, l’air furieux.

– Si vous aviez été capables de vous battre, Elijah serait encore avec nous. Il avait du cran, lui, au moins !

Pour la première fois, son reproche parut toucher les boyards. Cornélia baissa les yeux. Il avait raison. Ils avaient presque tous été des poids qu’il avait dû protéger. Malgré elle, Cornélia se repassa le film de leurs combats – contre Orion d’abord, puis contre l’archange aux quatre visages. Blanche et elle avaient été d’une inutilité confondante. Mais sa sœur, au moins, avait une excuse : elle ne savait pas se battre. Elle n’avait pas été dressée par Orion. Elle n’avait pas un corps de tzitzimitl, une machine de guerre toute en crocs et en os, faite pour lutter au corps à corps.

Cornélia n’avait aucune excuse.

Longtemps auparavant, Aaron leur avait dit : « Si vous voulez pas vous prendre en main, démerdez-vous. Moi et mes gars, on a pas que ça à faire de surveiller les moutons ». Pourtant, depuis le début du voyage, il l’avait fait. Elle contempla ce garçon autoritaire et caractériel, qui avait tout d’un loup et s’était pourtant comporté comme un berger. Qui avait toujours fait de son mieux pour les garder en vie.

– Alors maintenant, je vais vous remettre les pendules à l’heure ! (Il imita une voix de fausset, peut-être celle de Blanche.) Ouin ouin, on a souffert le martyre ! Non, les gars. Vous pensez qu’Orion vous a fait du mal ? Vous allez voir ce que moi, je vais vous faire !

Il désigna les deux sœurs.

– Levez-vous, vous deux ! Vous montrerez l’exemple.

Cornélia obéit en même temps que sa sœur. Une petite flamme déterminée venait de s'allumer dans ses entrailles. Elle ne voulait plus être un mouton. Pas alors que tous ceux qui l’entouraient étaient des loups – et qu’elle avait les moyens d’en devenir un aussi.

– Alors ? reprit-il. (Il les toisa d’un air peu amène.) Vous visez quel point faible pour tuer un humain ou une nivée ? C’est les mêmes points vitaux en général. Allez, même deux nullos comme vous doivent savoir ça, non ?

Elles répondirent à l'unisson :

– Le cœur !

Il se passa une main sur la figure, l’air mortifié.

[Et vous connaissez la suite : la scène d'entraînement au corps à corps, Blanche qui mate Aaron, Cornélia qui la confronte à ce sujet, puis la kitsune qui lui donne un petit conseil de séduction. Ensuite, Iroël fabrique son mystérieux masque blanc qui rappelle quelque chose à Cornélia. Et Cornélia lui demande de créer un masque "pour un ami"... pour lui-même, en fait.]

Ils repartent après une sieste de deux heures. Cornélia sert d'éclaireuse, puisque Blanche refuse de mettre son masque de raiju.

– Cornélia, lança Aaron.

– Je sais.

Avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce soit, elle se changea en tzitzimitl et bondit vers le ciel.

Elle ne remarqua pas le serpent ailé, dans l’eau, qui se glissait derrière eux.

***

– Je suis épuisée, gémit Blanche. J’en peux plus !

Aaron roulait des yeux chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour se plaindre. Autrement dit, assez souvent pour risquer une fracture de l’orbite. Elle n’avait cessé de chanter sur tous les tons qu’elle avait terriblement mal aux pieds et que bientôt, il faudrait la traîner par les cheveux pour la faire avancer.

– Ferme-la, la naine ! On est tous crevés, d’accord ? Personne a besoin d’entendre ta voix criarde toutes les cinq minutes !

– Ma voix… n’es pas criarde, haleta Blanche. T’exagères. Pourquoi t’es méchant comme ça ? (Elle s’arrêta, sortit un pied de sa chaussure et agita les orteils.) Regarde, j’ai des ampoules partout !

Elle mima le désespoir le plus profond, une main sur le front, dans un geste tragique digne de l’hippalectryon.

– Je souffre !

Nouveau roulement d’yeux.

– J’me passerai de voir tes pieds sales, merci.

Ce goujat ne se laisserait jamais attendrir. Déçue, Blanche cessa de jouer la comédie et remit sa chaussure en râlant. Du moins, elle essaya. Jusqu’au moment où elle sentit quelque chose se tortiller sous sa plante de pied.

Un grand cri horrifié lui échappa. Elle bondit en arrière, propulsant la chaussure sur Pouet, qui la reçut en pleine figure ; se croyant attaqué, il s’enfuit au galop loin de la protection invisible de l’hydre. Le chaos le plus complet s’ensuivit. Toutes les nivées s’enfuirent à sa suite dans un bouillonnement liquide, sauf l’hippalectryon qui s’évanouit de terreur ; tous les boyards empoignèrent leurs armes et formèrent un cercle autour de Blanche, prêts à pourfendre un ennemi imaginaire.

– Qu’est-ce que t’as vu, Blanche ? cria Aaron. Qu’est-ce qui se passe ?

Il s’était jeté devant elle et la dévisageait, cherchant la marque d’une blessure, son fusil d’assaut en main. Les deux kitsunes, juste à côté, la fixaient aussi. Elle ne put s’empêcher de rire nerveusement. Devant leurs regards perdus, elle sauta à cloche-pied pour aller récupérer sa chaussure et, d’un geste précautionneux, la secoua en direction du sol.

– Qu’est-ce que… commença Aaron.

Un petit serpent chuta dans l’eau, où il se tortilla un instant. Ses écailles avaient l’éclat changeant de l’arc-en-ciel. Il portait six petites ailes orangées qui battaient l’air.

– J’ai juste eu peur, expliqua Blanche. Je l’ai senti dans ma chaussure… Beurk ! Cette sensation horrible…

Le soulagement s’inscrit en lettres capitales sur les visages de Mitaine, Gaspard et Danaé. Beyaz rangea son arme, blasé. Aaron, lui, leva le visage vers le ciel – enfin vers le ventre de l’hydre – l’air de se demander ce qu’il avait fait au bon Dieu pour en arriver là.

– Punaise, Blanche ! T’es pas croyable ! J’ai cru qu’il y avait un putain de vrai danger !

Sous le coup de la colère, il chassa le serpent d’un coup de pied qui l’envoya voler à deux mètres de distance.

– Non ! hurla Iroël.

– Hé ! protesta Blanche. Mais pourquoi t’as fait ça ? Il m’a pas mordue, il méritait pas que…

Elle se tut d’un coup lorsqu’Aaron se pencha vers elle, l’air mortellement sérieux. Très près. Trop près… Son cœur accéléra comme un fou dans sa poitrine.

– T’as pas intérêt à me refaire une frayeur pareille, dit-il sourdement. T’as compris ?

Alors qu’elle se sentait disparaître, happée par ses yeux noirs, Iroël vint les séparer. L’air furieux, il saisit Aaron au col et le repoussa en arrière.

– T’aurais pas dû faire ça. Pourquoi t’as fait ça ?

Aaron se dégagea d’un geste brusque.

– Pourquoi j’ai fait quoi ?

À cet instant, un battement d’ailes surnaturel se fit entendre, si puissant qu’il semblait claquer dans l’air comme une enfilade de coups de feu. Puis il y eut des éclaboussures. Celles d’un atterrissage.

– Euh… fit Gaspard, d’une voix livide qui ne lui ressemblait pas. Les gars… on a un petit problème avec le… le…

– Le serpent, dit Iroël d’une voix mortellement calme. Il fallait pas frapper le serpent.

Très lentement, Blanche et Aaron se retournèrent vers les autres.

Vers le monstre qui se dressait devant eux.

Comme les archanges, il brûlait d’un éclat divin, tel un fragment de soleil enfermé dans une peau humaine. Mais tout son corps était couvert d’écailles. Au lieu de bras, il avait six ailes rouges et flamboyantes comme la braise. Deux d’entre elles, colossales, se tenaient déployées dans son dos, prêtes à le propulser vers les cieux. Deux autres, plus petites, lui cachaient le visage, et les deux dernières se tenaient repliées sur ses jambes. Ses jambes... Blanche pâlit mortellement lorsqu’elle réalisa qu'en réalité, c’était une queue de serpent difforme qui traînait dans l’eau.

Ce n’est pas… le petit serpent qui était dans ma chaussure… pas vrai ?

– Un séraphin, articula Aaron dans un murmure infime.

Si même lui avait la gorge sèche... Les autres n’eurent pas besoin de le regarder pour comprendre la suite : « On est dans la merde. » La terreur les submergea. Ils restèrent pétrifiés sur place, incapables de bouger, comme des proies hypnotisées par un serpent. Iroël ne bougeait plus non plus. Même le bébé hydre semblait s’être changé en statue, au-dessus d’eux, comme s’il espérait passer inaperçu. Toujours couvert de ses ailes, le séraphin fit lentement pivoter sa face aveugle, comme s’il les dénombrait. Il prenait son temps. Blanche, par derrière les coups sourds de son cœur, se demanda si la créature pouvait voir à travers les plumes rouges, ou si elle n’avait tout simplement pas d’yeux. Avait-elle seulement un visage, si monstrueux qu’elle devait le cacher ainsi ?

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