Réécriture - 5 - les séraphins

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QUI OSE PROFANER NOTRE TERRE SACRÉE ?

Sa voix démentielle fit vibrer leurs tympans et naître des vaguelettes dans l'eau de la Strate. Blanche se ratatina. Le séraphin tourna la tête vers Aaron. Les plumes qui cachaient son visage frémirent ; plus que tout, Blanche redouta qu’elles s’écartent.

TOI.

Le séraphin s’approcha, porté par sa queue de serpent qui sinuait dans l’eau. Personne ne bougea, comme si leur immobilité avait une chance de tromper cette créature. Lorsqu'il se retrouva face au monstre, Aaron ne détourna pas les yeux, pâle comme un mort. La créature le surplombait d’un bon mètre. La lumière forte qui se dégageait d’elle éblouit la figure du garçon, fractionnant son visage en angles nets et en ombres noires, creusant ses cernes, soulignant sa mâchoire serrée.

TOI. TU ES UNE ABOMINATION.

Lentement, il pencha sa silhouette démesurée vers Aaron. Toutes ses plumes sanglantes se mirent à tressaillir dans un grésillement, et Blanche eut l’affreuse vision d’un serpent à sonnettes de deux mètres de haut.

TU N’ES NI UN ANIMAL, NI UN HOMME. TU AS TUÉ NOTRE FRÈRE. TU OSES T'OPPOSER AUX ENFANTS DE DIEU !

Millimètre après millimètre, les ailes qui lui couvraient le visage commencèrent à s’écarter, sans cesser de vibrer et siffler. Muet, Aaron regardait la mort descendre vers lui.

EXPIE TA FAUTE, MORTEL !

Toutes ses plumes s’écartèrent et la face inhumaine du séraphin apparut au grand jour. Elle était lisse et nue, dépourvue d’yeux, de nez, de tout ce qui aurait pu la rendre vivante. Elle n’était qu’une immense gueule de cobra. Grande ouverte. Prête à mordre.

« Tu es une abomination. » Comme si elle se réveillait d’un mauvais rêve, Blanche s’arracha d’un coup à l’emprise hypnotique du séraphin.

– Laisse-le tranquille ! hurla-t-elle.

Cette « abomination » l’avait sauvée d’Orion. Cette abomination s’était battu pour le convoi, pour sa sœur et elle, pour eux tous, sans jamais recevoir un merci en retour. En trois pas, elle fut auprès d’Aaron et mit à profit ce qu’il lui avait enseigné. Elle s’ancra bien au sol, puis rassembla ses forces et bondit vers le haut en s’appuyant sur son épaule à lui. Grâce à cela, elle put propulser son mètre cinquante-six à la hauteur du séraphin.

Puis elle lui flanqua une énorme claque en plein dans la figure.

– Pas touche au blaireau, mocheté ! C’est pas une abomination ! Moins que toi, en tout cas !

La stupéfaction secoua tous les boyards. Le bruit de la gifle les tira de leur transe ; le séraphin lui-même sembla interloqué. C’était maintenant ou jamais. C’était le seul instant de relâchement qu’ils pouvaient espérer, le seul qui leur permettrait peut-être d’échapper à la mort.

Le bébé hydre réagit en premier. Ses six têtes fondirent sur chacune des ailes du séraphin et les mordirent à pleines dents, puis tirèrent d’un coup sec dans toutes les directions.

Un cri suraigu échappa à la créature, qui ne venait pas de sa bouche mais hurlait à travers les cellules de son corps, strident comme un crissement d’ongle sur un tableau noir. Blanche et Aaron se recroquevillèrent en se bouchant les oreilles ; les boyards tombèrent à genoux. Un morceau d’aile rouge voltigea vers le ciel, projetant des braises et des escarbilles dans son sillage, suivi d'un deuxième. Le séraphin se débattit. Une vague ardente se dégagea de lui, comme un souffle brûlant venu d’un incendie, mais le bébé hydre tint bon. La créature angélique ouvrit sa gueule démesurée, prête à trancher l’une de ses têtes...

Non ! hurla Blanche en son for intérieur.

Elle n’en eut pas le temps.

Dans un élan formidable, la kitsune avait bondi hors de la protection de l’hydre et repris sa forme véritable : celle d’un renard gigantesque à l'éclat aveuglant. Lorsqu'elle se jeta sur le séraphin, cinq queues se déployèrent derrière elle et fouettèrent le ciel. D’un coup de mâchoires, elle trancha net la tête informe du séraphin et l’avala tout rond.

Les boyards la fixèrent, bouche bée.

Puis ils contemplèrent le corps du séraphin, qui continuait de bouger et de battre des ailes avec hargne. Lorsqu'il s'immobilisa enfin, il resta sur place, maintenu grotesquement en l’air par les têtes de l’hydre. Terrifiée, Blanche le scruta, sûre et certaine que son odieuse gueule de cobra allait repousser d'un coup. Seule la kitsune ne semblait pas le craindre. D’un coup de pattes, elle fit tomber le cadavre par terre.

Danaé fut la première à briser le silence.

– Wahou ! Trop forte !

Le bruit de sa voix, de ses applaudissements leur sembla extraordinairement faible en comparaison du hurlement strident du séraphin. Mitaine s'affaira sans attendre et ranima l’hippalectryon en lui donnant de petites tapes sur les joues. Lorsqu’il sortit des vapes, il bondit sur ses pattes et décida de faire comme si de rien n'était, vexé comme un pou.

Cornélia atterrit près d’eux à ce moment-là, dans le scintillement de son corps de tzitzimitl. Elle reprit aussitôt sa forme humaine – et utilisa toute la puissance de ses cordes vocales.

– Mais t’es complètement dingue ou quoi ? éclata-t-elle à l’intention de sa sœur. Mettre une baffe à un… une… un truc pareil ! Non mais j’y crois pas ! Je reviens tranquillement faire mon rapport en pensant que tout va bien, et je tombe sur quoi ? Ça ! (Elle gesticula en désignant le corps difforme du séraphin et la kitsune qui se léchait les babines à côté.) Tu fais plus jamais ça ! Plus jamais, tu m’entends ?

– Mais ce truc allait décapiter Aaron ! T’as vu la taille de ses dents ?

– Justement ! Tu les as vues, ses dents, avant de lui sauter au nez ? J'y crois pas ! T’es complètement inconsciente !

Le temps qu’elle arrive sur la scène du crime, tout était déjà terminé. Les choses étaient allées si vite ! Même son pauvre cœur avait eu du mal à suivre la cadence.

– J’ai failli mourir de crise cardiaque ! l’accusa-t-elle. Tu aurais eu ma mort sur la conscience !

– Gnagnagna. C’est grâce à moi qu’on est en vie ! C’est moi qui ait renversé la situation. Alors ne me crie pas dessus, espèce d’ingrate !

Malgré ses bravades, Blanche tremblait comme un vieux tas de gelée. Elle expira à fond pour chasser sa peur. Cette fois, elle avait vu la mort de vraiment très près. Le bébé hydre la soutint du bout de la queue ; elle caressa ses grandes écailles noires pour se convaincre qu'elle était encore en vie.

– Merci, chuchota-t-elle. Merci...

Aucun bébé n'aurait dû être exposé à une chose pareille, ni arracher vif les ailes d'un séraphin pour sauver ses amis – même un bébé aussi grand et fort qu'un petit immeuble. Elle sentit qu'il tremblait encore de frayeur, et lorsque quelque chose de chaud se blottit contre elle, elle ne fut pas surprise de discerner les contours d'une tête invisible.

– Là, murmura-t-elle en tapotant son front cornu. Là... Tout va bien...

Même Aaron avait l'air plus mort que vif. Il commençait à peine à reprendre des couleurs.

– Cornélia a raison, gronda-t-il. C’était du suicide ! La prochaine fois, mets au moins ton masque ! T’es quasiment intouchable en raijū, alors pourquoi t’es allée lui flanquer une baffe comme une gamine dans la cour de récré ?

– Me remercie pas de t’avoir sauvé la vie, surtout !

– T’aurais pu mourir ! tonna-t-il.

– Mais j’suis pas morte, alors ferme-la ! postillonna-t-elle sur le même ton.

– Arrête de beugler, la naine, on va se faire repérer de nouveau !

– T’es le seul à crier ici !

Les boyards suivaient du regard leur ping-pong verbal. Un grand sourire libidineux apparut sur le visage de Danaé. Cornélia, elle, se massa les paupières.

Oh, bon sang.

Alors qu’elle allait en attraper un pour taper sur l’autre, elle sentit quelque chose cogner timidement contre sa chaussure. En baissant les yeux, elle découvrit un petit serpent arc-en-ciel, affublé de plusieurs ailes. Elle se pencha pour l’attraper entre deux doigts.

– Tiens, c'est quoi ce truc ?

Blanche et Aaron bondirent en arrière ; Danaé, Mitaine, Gaspard et Beyaz reculèrent vivement.

– Repose-le ! hurla Blanche. Vite !

Cornélia le jeta aussitôt par terre. Là où grouillaient deux autres serpents. Non, trois… et même quatre. Les yeux de Blanche s’agrandirent. Elle plaqua deux mains sur sa bouche.

– C’est pas terminé, dit Iroël d’une voix sinistre. C’est pas encore fini.

Un pas après l’autre, il commença à reculer. Très lentement, tous les boyards l’imitèrent. Sauf Cornélia.

– Ils vont pas se transformer, hein ? murmura Mitaine. L’autre s’est transformé uniquement parce qu’Aaron a foutu un grand coup de godasse dedans ?

L’intéressé grimaça en se remémorant cet épisode glorieux. Cornélia les dévisagea l’un après l’autre. Puis elle fixa le cadavre sans tête du séraphin. L’illumination se fit.

– Oh, non. C’est une blague, hein ?

Elle commença à reculer aussi. Mais les serpents les suivaient. Ils étaient de plus en plus nombreux, comme si la mort de leur frère les avait tous attirés vers les fautifs.

– Ils étaient pas censés pouvoir reprendre leur forme de séraphins, siffla Aaron. (Très lentement, il épaula son fusil d’assaut.) Ils sont censés être coincés dans ces corps-là pour l’éternité, à cause de la disparition de Dieu ! Comme les chérubins avec leur fichues forme de roues !

Il marqua une pause, prenant le temps de viser soigneusement. Beyaz avait déjà compris. Il commença à faire de même, malgré le poids de la licorne qui s’agitait sur ses épaules.

– Il fallait pas les mettre en colère, gronda Iroël.

– J’pouvais pas savoir que quand on les fait chier… (Le doigt d’Aaron effleura la détente.) …ils arrivent à faire exploser leur forme de contention.

Dans une détonation puissante, sa balle partit se ficher droit dans l’œil d’un des serpents. Celui-ci mourut sur le coup. Beyaz en tua aussitôt un deuxième. Mais alors que les échos se réverbéraient dans la ville et qu’ils commençaient à viser les autres serpents, ceux-ci décidèrent que la situation devenait inacceptable, et qu’il était temps de réagir.

Dans une explosion d’écailles, ils reprirent tous leur forme véritable. Le petit groupe de boyards se trouva cerné par six ou sept créatures à la face aveugle, nimbées de plumes écarlates.

L’hippalectryon s’évanouit une deuxième fois.

ABOMINATIONS ! tonnèrent les séraphins à l’unisson. VOUS OSEZ FOULER NOTRE TERRE ! VOUS OSEZ…

– C’est bon, fermez-la, on connaît la chanson, siffla Mitaine en épaulant Bibiche.

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