Réécriture - 7
Pendant deux ou trois jours, ils marchèrent sans trêve pour se rapprocher de la frontière. Ils traçaient leur chemin vers l’ouest, doucement, de sorte que leurs corps perdirent quelques années. Pouet rajeunit lui aussi : les traits de son visage léonin s’affinèrent, les stalagmites de sa carapace raccourcirent. Mais il restait adulte et monumental.
Et affamé.
Ils n’avaient quasiment plus de réserves, et les nivées carnivores commençaient à avoir vraiment faim. Malgré leurs pieds en bouillie et l'épuisement qui les gagnait, ils marchaient de plus en plus vite, espérant arriver à bon port avant qu’un regrettable incident ne jette le chaos dans leur petite communauté.
– On y sera bientôt, estima Aaron en mettant sa main en visière pour scruter l’horizon. On approche de la frontière. On n'a qu'à faire une pause ici : faut qu’on dorme un peu.
Le visage de Blanche s’illumina autant que s’il lui avait promis un million d’euros cash. Ce cauchemar allait prendre fin. Bientôt, les archanges et les séraphin ne seraient plus qu’un effroyable souvenir.
– On est à combien de temps du convoi ? demanda-t-elle.
– Une demi-journée, à mon avis. On approche de Moscou.
– Moscou ? répéta-t-elle avec des yeux ronds comme des soucoupes. On va aller à Moscou ?
Il lui jeta un bref regard.
– Ouais, et on va peut-être croiser Midas. Tu risques de regretter les archanges.
Les boyards s’assombrirent lorsqu’ils songèrent à Orion. Le visage de Blanche perdit toutes ses couleurs.
– Alors ça, ça m’étonnerait… dit-elle d'une voix sans timbre.
Aaron ne dit rien.
Ils établirent le camp dans une vaste maison sydnéenne à la façade ancienne et décorée de pilastres. Un grand balcon suivait tout le pourtour de la façade, au premier étage. À l’intérieur, la demeure était en excellent état : peu de plantes étaient venues y faire pousser leurs feuilles, et mis à part la poussière et le silence omniprésents, on aurait presque pu se croire dans une maison habitée. L’une des chambres, au plafond peint en bleu étoilé, débordait de peluches de dinosaures, de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Blanche décida d’office que ce serait la sienne.
– Hep hep hep ! fit Aaron lorsqu’il les vit tous s’éparpiller dans la maison. Avant de pioncer, on s’entraîne !
– Quoi ? gémit Blanche. Mais on est au bout du rouleau, là ! Et on meurt de faim, en plus !
– Tant qu’il reste un rouleau, il y a de quoi faire, répliqua-t-il sèchement. Tu crois que tu seras toujours en conditions optimales pour te battre ? J’dois vous préparer au pire.
– Comme si on n’avait pas déjà vécu le pire, grommela-t-elle à voix basse.
Les deux sœurs eurent droit à un nouvel entraînement au corps à corps. Même s’il le cachait bien, Aaron eut tout de même pitié d’elles. Il les ménagea un peu plus qu’à l’accoutumée. Il leur demanda ensuite de mettre leurs masques. Blanche s’éclipsa aux toilettes à ce moment-là, et ne revint pas. Le reste du groupe s’exécuta.
– Pas toi, Mitaine ! T’es trop grosse pour rentrer dans cette maison sans tout démolir. Va monter la garde avec les nivées !
– Pfff ! Comment ça, trop grosse ? C’est de la discrimination !
Chacun d’eux avait ses propres compétences à travailler, liées à la nature de son masque. Gaspard commençait enfin à savoir se servir de sa queue de scorpion, ce qui soulageait tout le monde (et lui-même en particulier). La panthère d'eau de Danaé était un fauve de petite taille, qui devait tout miser sur sa furtivité et son agilité. Sa peau visqueuse, semblable à celle d’un poisson, lui permettait d’échapper souplement à l’étreinte de ses adversaires. Ses amples nageoires colorées cachaient des dards venimeux, comme celles des rascasses de mer. Et puis elle avait des cornes, dont elle ne savait pas se servir. Aaron finit par demander à la Mouche de la former. L’éale se prêta au jeu sans quitter son air grognon. L’entraînement consistait surtout à foncer dans un mur ou à courir après Aaron. Bientôt, les autres s’amusèrent à les imiter, même si aucun n’avait de cornes.
– Ça peut toujours servir, justifia Gaspard sans cacher que courir après Aaron le ravissait particulièrement.
Et ainsi, tous ensemble, ils commencèrent à faire le deuil de ce qu'ils avaient vécu, de tous les malheurs que leurs masques leur avaient apporté. Ils réussirent à s'extirper de l'emprise d'Orion.
Sauf Beyaz. Lui ne participait pas à l’entraînement. Il s’était assis sur le porche, dehors, et fumait cigarette sur cigarette en surveillant les alentours.
– Allez, finit par conclure Aaron en essuyant la sueur qui perlait à son front. Ça ira pour aujourd’hui. Vous êtes pas trop mauvais.
Venant de lui, cette phrase avait tout d’un compliment. Une once de fierté réchauffa la poitrine de Cornélia. Cette sensation était si rare ! Elle l’accueillit précieusement.
Ils tombaient tous de sommeil, mais au lieu d’aller dormir, ils se retrouvèrent tous sur le balcon de la maison – sans l’avoir prémédité, comme si cet endroit les attirait. Blanche réapparut à ce moment-là, l’air de rien. Beyaz fit l’effort de se mêler à eux. Même Aaron finit par les rejoindre, sans rien dire, avec son air renfrogné. Bientôt, ils furent tous assis côte à côte, les jambes pendant dans le vide, à observer le coucher de soleil éternel. Des rideaux de lierre et de vigne vierge pendaient au-dessus de leur tête, les protégeant du ciel et du regard des archanges. Et devant, les buildings de Sydney brillaient de mille feux pourpres, dressés vers le ciel comme des os de verre et d’acier. Les os d’une ville mourante.
– Dire que demain, on y retourne, finit par dire Gaspard, mettant des mots sur ce qu’ils pensaient tous.
Ils formaient une équipe, à présent, et c’était une impression étrange de se dire qu’Orion et sa ménagerie étaient vraiment derrière eux. Que cette odieuse parenthèse allait se refermer définitivement.
[Blablabla, Aaron s'isole sur un balcon pendant que les autres dorment, Blanche vient le rejoindre, il lui confie son enfance terrible, ils sympathisent, et PAF le bisou]
***
Ils avaient quitté la grande maison australienne depuis une heure à peine, et déjà, il était de notoriété publique que quelque chose avait eu lieu entre Aaron et Blanche.
Le garçon était d’une humeur encore plus massacrante que d’habitude et la blondinette semblait déterminée à l’éviter autant que possible. Elle avait même cessé de geindre à propos de sa fatigue et de ses ampoules de pied, ce qui signifiait beaucoup. Bien sûr, tous les boyards l’avaient remarqué. Et même s’ils n’auraient pas osé en parler de vive voix, de multiples théories tournoyaient dans leur esprit. Comme dans celui de Cornélia, du reste.
Blanche, soupira-t-elle en son for intérieur. Par pitié, dis-moi que t’as pas suivi les conseils de la kitsune…
Par crainte d'apprendre la nouvelle idiotie que sa sœur avait encore fait, elle ne lui avait pas posé la moindre question. Et sans doute par pudeur aussi... Grands dieux, elle n'était vraiment pas prête à entendre le moindre récit +18 venant de sa petite sœur. Elle préférait de loin gambader dans le ciel sous sa forme de tzitzimitl, et servir d’éclaireuse à Aaron.
Justement, celui-ci s’était arrêté. Lorsqu’il lui fit signe, elle se dessina un chemin d’étoiles pour descendre jusqu’à lui.
– On arrive bientôt, lui dit-il une fois qu’elle eût repris forme humaine. T’as vu le convoi, non ?
– De loin, oui. On commence tout juste à l’apercevoir.
Elle ne mentionna pas les émotions très complexes qui l’avaient envahie à sa vue. Aaron la toisa.
– Et quoi d’autre ?
Elle fronça les sourcils.
– Quoi ?
Il leva les yeux au ciel.
– Éclaireuse en carton ! Vivement que Blanche reprenne du service.
Les deux sœurs croisèrent les bras en même temps, sur la défensive. Aaron se tourna vers les boyards et les nivées.
– J’ai une mauvaise nouvelle. Dans l’axe où on est, on va devoir traverser le Jardin pour atteindre la frontière.
Ils avaient tous senti la majuscule dans sa voix.
– Le quoi ? répéta Mitaine. (Elle jeta un œil à Gaspard, près d’elle, qui avait pâli de manière visible.) Oh, boudiou. C’est quoi cette merde, encore ? J’y connais rien aux chrétiens, moi. C’est pas ma culture.
Aaron mit une main en visière.
– On commence à le voir d’ici. Heureusement, parce qu’avec Cornélia, on aurait mis les pieds dedans sans rien savoir.
Celle-ci l’imita, les yeux plissés. Elle mit du temps à trouver ce qu’il regardait. On aurait dit… une sorte de zone industrielle, hérissée de débris métalliques.
– C’est pas un jardin, ça, grogna-t-elle. Pour moi, ça faisait partie de la ville.
Un rire sans joie échappa à Aaron.
– Oh que oui, ça en fait partie.
Mitaine fixait Gaspard, ses yeux violine emplis d’un mélange de curiosité et de méfiance.
– Tu connais cet endroit ?
Il esquiva son regard.
– De nom. Crois-moi, la plante verte, quand on a cru en Dieu un jour, on connaît forcément. (Il passa une main dans ses cheveux en brosse. Sa voix baissa d’un ton et devint franchement sinistre.) C’est le Jardin d’Eden.
De surprise, Blanche entrouvrit la bouche. Elle se hissa sur la pointe des pieds en essayant d’apercevoir l’endroit.
– Pour de vrai ? Il existe ?
Le visage sombre, Aaron rajusta les bretelles de son gros sac, puis vérifia que son fusil était chargé.
– C’est pas le vrai. C’est un hommage, fabriqué par la hiérarchie angélique pour marquer la tombe de leur chef.
– La… tombe ?
Cornélia et Blanche affichèrent la même expression en se rappelant le panneau de béton à leur arrivée.
– Dieu est mort, vous entrez en Sa sépulture, murmura Blanche.
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