Réécriture - 9

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Blanche retira sa chaussure trempée, en fit tomber des petits cailloux, puis s’adossa à l’arbre pour la remettre. Celui-ci ressemblait à un pommier, petit et plutôt rachitique, dont les branches acérées portaient des boules rouillées. Du bout du doigt, elle en toucha une. Ça ressemblait fort à une boule de pétanque.

C’est censé figurer des pommes ?

C’était assez grotesque. En imaginant Orion et Michaël souder les boules une à une sur les branches de l’arbre, elle retint un rire nerveux.

Elle rigola beaucoup moins quand la boule qu’elle avait touchée se décrocha net. Elle tomba comme une pierre, droit sur sa chaussure, et lui écrasa tous les orteils avec la force d’une presse hydraulique.

Le cri qu’elle poussa dut s’entendre dans toute la ville.

Blanche ! hurla la voix d’Aaron.

– Blanche, punaise ! jura Mitaine en jaillissant du brouillard. Tu m’as fait peur !

– Désolée mais ça fait super mal ! gémit-t-elle en sautillant à cloche-pied. Ça pèse une tonne, ce truc ! C’est vraiment une boule de pétanque !

– C’est toujours elle qui nous fait flipper pour rien ! pesta Danaé en brandissant son automatique devant elle. On est d’accord qu’il y a rien du tout ?

Elle avait à peine terminé sa phrase que le sol se mit à trembler légèrement. Elle opta pour une mine blasée.

– Oh, non.

– Des boules de pétanque ? répéta Aaron qui se débattait dans les branches d’un buisson métallique. Comment ça ? À quoi t’as touché, encore ?

Gaspard se pencha dans la brume. Il ramassa la boule, la soupesa dans sa main. Le sol se mit à gronder avec plus de force.

– Ouaip, ça y ressemble vraiment !

Aaron déboula près de lui, hérissé comme un chat sauvage. Il leva les yeux vers le petit arbre et le choc traversa son visage.

– Mais punaise ! C’est l’Arbre de la connaissance ! C’est ce putain de pommier de merde ! (Toutes les structures commençaient à vibrer autour d’eux.) Vous y avez touché ? Vous avez touché à une de ces pommes ?

L’horreur submergea Blanche. Elle eut envie de pleurer. D’abord le séraphin, et maintenant… Quelle idiote ! L’image de la licorne passa fugitivement devant ses yeux. Et si quelqu'un d'autre mourait encore à cause d’elle ?

– J’suis désolée ! Je pensais pas…

– Elle pouvait pas savoir, mon gars ! râla Gaspard. Ils auraient dû mettre une étiquette dessus, ces cons !

Ni une ni deux, il rengaina son Sig Sauer.

– On décampe ! Droit vers le nord !

Il enfila son masque de manticore. En un instant, la monstrueuse bête rouge avait pris sa place, craquant tous ses habits. Elle attrapa son gros sac dans la gueule et décampa au grand galop, bondissant à travers la brume, traçant un chemin pour le reste du groupe.

Cours Blanche ! gronda Pouet qui piétinait à côté d’elle. Cours !

Elle obéit, le cœur battant à tout rompre, et s’engagea dans la brèche créée par Gaspard. Les vibrations du sol lui remontaient jusqu’au cœur. La culpabilité lui nouait le ventre.

– J’ai pas fait exprès…

Pas grave, répétait Pouet qui la voyait perdre du terrain avec inquiétude. Pas grave.

– Bien sûr que si, c’est grave ! tonna la voix d’Aaron derrière elle.

– Tu peux parler, toi ! lança Danaé qui cavalait plus loin sur ses longues pattes de chèvre. C’est pas toi qui nous a foutu un gros coup de panard dans le séraphin, la dernière fois ? Non mais quelle paire de boulets vous faites !

La rue entière se mettait à craquer et à se fracturer. Blanche aperçut l’hippalectryon qui galopait en zigzaguant, tâchant d’éviter les troncs qui s’écrasaient sur son chemin. Oupyre bondissait au-dessus des obstacles, légère comme une plume, ses longues oreilles flottant derrière elle ; c’était la seule qui semblait s’amuser. Elle courait uniquement dans le but louable de les accompagner. Autour d'eux, les arbres du Jardin tombaient en morceaux dans un bruit de carillon métallique. Quand un voile d’étoiles se déposa devant eux, en suspension dans l’air, ils levèrent les yeux pour découvrir la tzitzimitl furieuse.

Mais qu’est-ce que vous avez encore fait ? J’avais tout vérifié ! Il y avait pas de danger !

Ils passèrent en trombe devant elle. Cornélia eut le temps d’entendre Blanche gémir : « C’est ma fauuuuuute » avant de les voir disparaître dans le brouillard. En retenant un juron, elle se précipita pour les rattraper.

– Ah ! hurla Danaé quand elle vit son crâne de jaguar jaillir de la brume.

C’est moi, Cornélia !

– Par Dionysos, tu m’as fichu une de ces trouilles ! C’est pas légal de faire peur comme ça aux honnêtes gens !

Le sol commençait à éclater sous leurs pieds. La faunesse zigzagua en poussant des jurons ; Cornélia bondit plus haut sur son chemin d’étoiles.

Pas par là ! Il y a l’Arbre de la connaissance dans cette direction ! Dans une clairière couverte d’ossements !

– Ça, c’est pas possible ! haleta Danaé. Parce qu’on en vient tout juste ! Blanche a cueilli la pomme qu’il fallait pas, si tu vois ce que j’veux dire !

Cornélia eut un moment de flottement.

Mais alors, qu’est-ce que j’ai vu ?

La silhouette écarlate de Gaspard apparut près d’elles, à travers le brouillard. Ses doubles rangées de crocs étincelaient.

– Arbre de vie, articula-t-il dans un chuintement de lames de rasoir. Dangereux aussi.

– Hein ? lui cria Danaé. Comment tu sais ça, toi ?

La manticore roula des yeux sans répondre, l’air de dire « Tout le monde sait ça ».

– On arrive au bout du jardin ! lança la voix d’Aaron. Continuez !

L’espoir les fit redoubler d’ardeur. Mais soudain, dans un coup de tonnerre monumental, l’avenue s’ouvrit en deux et quelque chose apparut sous leurs pieds. Un œil énorme, nappé d’un liquide luisant, s’ouvrit sous les sabots de Danaé. Elle dérapa dans le mucus, reprit son équilibre in extremis et repartit de plus belle en poussant des hurlements dégoûtés.

– Ah non ! Berk ! Ça colle, c’est horrible !

– C’est un trône ! cria Iroël quelque part dans le chaos. On a réveillé un trône !

Le bébé hydre mugit de terreur et les abandonna, filant devant eux de toute la force de ses pattes. Paniquée, Cornélia reprit de la hauteur en bondissant vers le ciel. Un frisson la traversa quand elle découvrit l’ampleur de la scène. Une gigantesque fissure s’était ouverte dans le jardin, le traversant d’Est en Ouest, et dans les profondeurs de cette faille, cent yeux clignaient avec rage. Le monstre sembla s’ébrouer, dans un mouvement puissant qui ébranla toute la ville.

Cette chose veut sortir, réalisa Cornélia. Oh Blanche, quoi que tu aies réveillé, ça ne va pas se rendormir…

Les bords de la faille s’écartèrent d’un mètre supplémentaire, poussés par une force titanesque, et le trône se hissa lentement à l’air libre. L’horreur envahit Cornélia. Il était spongieux et mou, mais en arrivant à l’air libre, son corps semblait durcir et se couvrir de métal. Il déployait des ailes de fer et de rouille – des dizaines et des dizaines d’ailes, et aussi des bras et des mains qui brandissaient des épées flamboyantes. Il ne ressemblait à rien de connu. C’était un amas informe de membres et de lames.

Et son vacarme attirait ses frères.

Terrorisée, Cornélia distingua des silhouettes lumineuses, vives comme des comètes, qui fusaient dans le ciel.

Les archanges !

Elle plongea dans le vide, se glissa entre deux immeubles dont il ne restait plus que des ruines branlantes.

Où est Blanche ? Où sont tous les autres ?

Elle finit par les repérer. Ils avaient atteint la bordure du jardin, là où la faille prenait fin. Du regard, elle chercha la frontière qui les sortirait de ce cauchemar. Le désespoir l’envahit. C’était encore si loin ! Ils n’arriveraient jamais à courir jusque-là. Pas au nez et à la barbe des archanges, pas dans un tremblement de terre pareil. Elle les suivit des yeux lorsqu’ils s’engouffrèrent dans un parking souterrain, guidés par Aaron. Le zonure et l’hippalectryon les rejoignirent, suivit de deux petits renards bondissants – les kitsunes. Le bébé hydre n’était nulle part en vue. Blanche, elle, resta en arrière. Elle cherchait désespérément la tzitzimitl. Mais avant de la rejoindre, Cornélia se retourna vers le monstre qui avait déchiré Sydney.

À présent, il culminait à vingt ou trente mètres de haut, brillant et informe, hérissé de tous ses membres. Les silhouettes des archanges tournoyaient autour de lui comme une volée de rapaces. Des nuées d’éclairs émanaient d’eux et venaient se fracasser contre lui.

Mais qu’est-ce qu’ils font ?

Bouche bée, Cornélia vit le trône en attraper un au vol. L’archange se débattait en vain, minuscule dans sa poigne gainée d’acier. Quand le monstre l’écrasa comme un insecte, même la tzitzimitl entendit son cri d’agonie. Les autres archanges redoublèrent d’efforts. Leurs lances crépitantes se fichaient dans la carapace de la créature ; des arcs électriques zébraient le ciel dans tous les sens.

Ils se battent entre eux ?

Cornélia en fut tout à fait certaine lorsqu’un deuxième archange termina comme le premier. Une satisfaction mauvaise enfla dans son ventre. Elle les observa quelques secondes supplémentaires, rien que pour le plaisir. La panique les submergeait. Dans la hiérarchie angélique, cette créature immonde devait être bien au-dessus d’eux.

Elle finit par leur tourner le dos. Sur une simple impulsion de son esprit, ses étoiles fusèrent devant elle, rapides comme l’éclair, dessinant une route de lumière jusqu’à l’entrée du parking souterrain.

Là, une petite silhouette blonde gesticulait à son intention.

J’arrive, Blanche, songea-t-elle. J’arrive.

Pour le première fois depuis très longtemps, l’allégresse lui gonflait les poumons.

Ils se battent entre eux. Comme nous dans ces maudites cages.

Les rôles s’étaient inversés.

Vous, vous avez besoin d’un maître, songea-t-elle. Sans maître, c’est le chaos.

Mais Cornélia, elle, n’avait pas besoin d’un maître. Aucun boyard, aucune nivée n’en avait besoin. Ils avaient tué le leur, et ils en garderaient toujours les séquelles ; mais sa mort les avait rendus unis et libres.

Elle plongea sous terre, rejoignant les siens, et laissa les monstres se battre entre eux.

***

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