Réécriture - 10 - Dans la cave

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Ils se terrèrent presque deux jours dans leur cave.

Deux jours, sans rien savoir de ce qui se déroulait à l’extérieur, et sans oser pointer le bout de leur nez de peur d’être aussitôt repérés.

Le plus dur était d’ignorer leurs ventres qui criaient famine. Et les plaintes de Gaspard. Et les récriminations de Danaé, qui ne comprenait pas pourquoi Blanche refusait encore de mettre son masque.

– Ça fait longtemps que ça dure, là ! tempêtait-elle régulièrement. On n’entend plus rien ! Ils ont dû le rendormir, ce gros truc, non ? J’comprends que Cornélia ait peur de s’exposer, mais toi t’es plus ou moins invisible, Blanche. Avec le raijū, tu pourrais quadriller le coin en une seconde ! (Elle soupira.) Et le bébé hydre qui doit toujours être dehors, quelque part ! Il m’inquiète, lui aussi !

– Il a peut-être déjà rejoint le convoi, maugréa Gaspard. Pas sûr qu’il nous ait attendus.

La faim aidant, il avait fini par partager plus ou moins son point de vue. Mais il n’osait pas s’opposer frontalement à Mitaine.

– Laissez-lui le temps, disait toujours la dryade. Elle a pas envie. Elle a besoin d’un peu plus de temps, la pitchoune.

Blanche avait établi son QG dans un garage à moitié fermé par son volet roulant. Elle s’y réfugiait avec Pouet, loin du reste du groupe, et passait le plus clair de son temps à dormir ou à lire le Petit Prince. Cornélia n’était pas dupe. Sa sœur connaissait ce fichu livre par cœur. C’était de la poudre aux yeux pour leur montrer qu’elle était occupée.

Unis et libres… songea Cornélia avec morosité. Tu parles.

Cette fois, Danaé était vraiment remontée – et les gémissements bruyants de leurs estomacs n’arrangeaient rien à l’ambiance de la cave. Dans un coin, le zonure avait déchaussé un parpaing du mur et s’appliquait à le mâchouiller dans tous les sens. Oupyre avait disparu depuis la veille. Elle était certainement sortie chasser quelque chose, sans se soucier de son système digestif d’herbivore – ni de tous les monstres qui pouvaient errer en ville.

– Du temps ! répéta la faunesse. Mais on n’a plus de temps ! On a faim, on aura bientôt soif, et moi j’en ai marre de faire pipi dans le coin là-bas et de puer comme un vieux bouc !

Elle se tourna dans la direction de Blanche, les bras ballants, l’air d’hésiter à aller vers elle pour lui arracher son livre.

– Elle en a eu assez, du temps ! Est-ce qu’on a eu ce luxe, nous ? Non ! On s’est tous retransformés depuis un bail. Sauf elle ! (Elle inspira sèchement et Cornélia serra les dents, craignant la suite.) Elle a jamais été battue ou oppressée par Orion. Elle a jamais eu à se battre dans la fosse. Jamais ! Tout ce qu’elle a eu, c’était une cage ! D’accord, c’était pas fun. Mais elle devrait pouvoir s’en remettre, non ?

Le silence s’établit dans la cave. Plus personne ne bougeait. Sauf Beyaz, qui lavait tranquillement son linge dans une flaque plus grosse que les autres. Le bruit du caleçon qu’il essorait parut soudain très fort dans cet espace confiné. Blanche, dans l’ombre de son garage, avait quasiment disparu derrière son livre. Ses jointures blanchissaient sur la couverture.

Cornélia inspira entre ses dents serrées. Au fond, les autres avaient raison. Plus sa sœur repoussait le moment fatidique, plus les choses empireraient. C’était comme sauter d’un plongeoir trop haut. Si on tergiversait trop longtemps, la peur s’aggravait, et ensuite on ne s’en sentait plus capable du tout.

Allez, Blanche, songea la jeune femme. Tu en es capable. Tu peux le faire, j’en suis sûre !

Elle aurait dû lui dire ces mots à haute voix, mais elle n'y parvenait pas. Elle était une mauvaise grande sœur, déjà trop racornie à l'intérieur, incapable d'aller mieux par elle-même. Comment aurait-elle pu aider Blanche ?

– Elle a pas envie, intervint la voix d’Iroël. Il faut pas la forcer.

Aaron se leva tranquillement, s’approcha de Danaé. La faunesse croisa les bras, sur la défensive.

– Il y a plein de trucs qu’on a pas envie de faire, dans la vie. (Sa voix se radoucit un peu.) Je sais très bien que c’est dur. On a tous souffert ici, on sait que c’est dur. Mais des fois, ben, y a pas le choix. Tu peux lui dire, non, Aaron ? Elle t’écoutera, toi.

Aaron hocha la tête. Il avait l’air si raisonnable à cet instant que tous crurent qu’il allait se rendre à l’évidence. Puis il dit :

– Non.

Danaé poussa un cri de rage inarticulé.

– Tu veux juste pas aller la pousser au cul ! Parce qu’il s’est passé un truc entre vous et que depuis, t’as peur de lui crier dessus comme avant !

Un silence de plomb tomba dans la cave.

– Aïe, fit la voix de Gaspard.

Tous les regards se tournèrent vers Aaron. Puis vers Blanche, dont on ne voyait plus qu’une vague mèche de cheveux, tant elle s’était ratatinée derrière son livre. Danaé roula des yeux.

– Vous êtes trop chiants, les gars ! On pourrait ouvrir une centrale nucléaire rien qu’avec la tension qu’il y a entre vous. Faites quelque chose, n’importe quoi ! Genre un bisou. Ouais, faites-vous un bisou. Même pas sur la bouche, mais juste sur le nez ! Au stade où vous en êtes, ça devrait vous dégivrer. Et après, tu lui diras de prendre son foutu masque et d’aller zigzaguer dehors comme elle fait d’habitude !

Aaron semblait sur le point d’utiliser Danaé comme une allumette pour brûler toute la cave et le reste du monde avec. Elle recula en voyant son expression.

Je vais y aller, dit-il sèchement. Je vais aller repérer dehors, pour retrouver l’hydre et voir quelle est la situation.

Quoi ?

Avant qu’elle ait pu le rattraper, il s’était engouffré dans le tunnel obscur du parking.

La faunesse se retourna vers Blanche, les poings sur les hanches, la bouche déjà ouverte pour l’incriminer. Mais avant qu’elle puisse dire un mot, la blondinette passa en trombe devant elle, suivant le changelin.

***

Après les relents de moisi et de poussière qui régnaient dans les profondeurs du parking, l’air de l’extérieur sembla très pur à Blanche. Elle en inspira une pleine bouffée. Tout semblait calme ; on entendait seulement le ressac du vent qui caressait la ville. L’éclat des deux soleils lui brûlait les yeux. Devant elle, à contrejour, se dressait une silhouette mince.

– Tu sais que ça va pas durer, hein ? lui lança Aaron. Tu pourras pas faire l’autruche indéfiniment. Parce qu’après moi, ce sera Aegeus, et lui, il va pas rigoler avec ça.

Blanche s’approcha. En émergeant à l’air libre, elle découvrit le champ de ruines qui les entourait. Le faux jardin d’Eden avait été complètement détruit. Du monstre, il ne restait aucune trace. La fissure était toujours là, béante à travers le quartier, comme une blessure ouverte. Où était la créature – le trône ? Était-il parti à travers la Strate en détruisant tout sur son passage ? Les archanges le suivaient-ils sans trêve depuis deux jours, essayant de le rendormir sous la terre ?

– Tu penses qu’ils sont encore en train de se battre quelque part ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.

Elle n’avait pas beaucoup parlé ces derniers temps. Aaron haussa les épaules.

– Ça expliquerait pourquoi c’est si calme. J’imagine qu’ils sont bien occupés quelque part.

– C’est Danaé qui va être contente.

Lorsqu’elle s’arrêta près de lui, il lui glissa un regard en coin.

– Un jour, faudra aussi que tu te remettes à manger.

Blanche croisa les bras, ébranlée en son for intérieur.

– Ouais, quand on aura de quoi manger. Parce que j’sais pas si t’as remarqué, mais on n’a plus rien du tout.

– Oui, et le peu qu’on avait, tout le monde y a touché sauf toi. Joue pas à ça, la naine. T’as tout donné à ta tarasque et ça fait longtemps que ça dure. Moi, tout ce que j’attends, c’est que ta grande potiche de sœur s’en rende compte et te mette une bonne claque.

Une vive chaleur monta au cœur de Blanche. Il avait remarqué. Depuis combien de temps ? Depuis quand savait-il qu'elle avait un mal fou à avaler quoi ce soit, que son estomac était noué par les souvenirs de la ménagerie, d'Orion, du regard hanté de Pouet, et de la mort d'Elijah ?

Sans qu’elle puisse le retenir, tout son être cria un « Merci ».

Merci de t’en être rendu compte. Merci de ne pas me forcer à mettre mon masque. Merci de veiller sur moi sans en avoir l’air…

Heureusement, Aaron ne parlait pas la langue sans mots. Il ne saurait jamais ce qu’elle venait de penser. Alors elle leva le nez vers le ciel, mimant un air suprêmement dédaigneux.

– Je vais bien. Et Cornélia a d’autres problèmes, elle a pas à me surveiller.

Il renifla, moqueur.

– J’ai même pas envie de répondre à ça.

Dans le jardin détruit, des dizaines de vertus erraient avec désespoir, flottant au-dessus des ruines et des morceaux de ferraille. Ils vacillèrent comme des flammèches quand un brusque coup de vent siffla dans l’avenue. Aaron regarda les cheveux de Blanche s’envoler et claquer comme un drapeau blond.

– Ce que t’as fait sur le balcon… commença-t-il.

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