Réécriture - 11
– Ce que t’as fait sur le balcon… commença-t-il.
Le cœur de Blanche eut un raté. Elle comprit tout de suite. Le balcon. On y était. Elle croisa les bras plus fort. Comme le changelin n’ajoutait rien, elle finit par dire avec une fausse naïveté :
– J’ai fait quoi ?
– Tu sais bien. Le truc.
Il semblait si mal à l’aise qu’elle réprima un sourire.
– Le truc comme le mot tabou en « B » ?
Elle se souvint trop tard qu’il ne savait ni lire ni écrire. Quelle idiote ! Il se renfrogna.
– Ouais, ça. Et ben le refais pas.
Malgré elle, son rejet lui fit mal. Il lui rappela celui d’un garçon, au collège, dont elle avait été folle amoureuse. Il l’avait humiliée publiquement.
« Non mais tu croyais quoi, le sac d’os ? Tu croyais que j’allais sortir avec toi ? »
Elle se reprit héroïquement, se força à insuffler un peu d’assurance dans sa voix.
– Pourquoi ?
– Je couche pas avec des gamines de quatorze ans.
Blanche resta bouche ouverte, comme un poisson hors de l’eau. Puis, profondément vexée, elle opta pour la fulmination :
– Nan mais déjà, d’où tu t’imagines qu’on va coucher ensemble, tocard ?
Et pour appuyer ses dires, elle lui flanqua un magistral coup de pied dans le tibia. De douleur, il se mit à sauter sur place.
– Mais ça va pas ?
– J’ai pas quatorze ans ! s’énerva-t-elle. J’en ai dix-huit ! Enfin, en temps normal. Je suis majeure et vaccinée, merci bien !
Aaron cessa de sautiller.
– Quoi ? Mais non. T’as pas dix-huit ans, toi !
– Bien sûr que si ! Tu veux ma carte d’identité ? Elle est dans mon sac !
Immobile, le jeune homme la dévisagea. Un vrai choc passa dans ses yeux. Elle se souvint de son « Genre t’as ton bac, toi » quand il l’avait interrogée sur les artères du corps humain. Elle l’avait pris pour une insulte, mais ce n’en était pas une. Il la prenait simplement pour une collégienne. Et ce, depuis le début. En essayant d’oublier sa vexation, elle se campa bien droite et mit les mains sur ses hanches étroites.
– Je sais que je fais plus jeune, mais c’est la vérité. Toi, t’as quoi, dix-sept ans ? C’est moi qui devrais te regarder de haut, gamin !
Il inclina la tête de côté. Puis la détailla de haut en bas. Elle sentit que quelque chose avait changé.
– T’aurais du mal, j’suis plus grand que toi, dit-il enfin.
– De trois centimètres ! La belle affaire !
– Et plus vieux aussi.
Comme elle fronçait les sourcils, il désigna leurs corps âgés de plus de vingt ans.
– L’âge veut rien dire dans la Strate. J’suis entré en 2014. Pour toi, c’était il y a six ans, mais pour moi, ça pourrait être deux ans ou un siècle.
Après une hésitation, Blanche se rapprocha un peu de lui.
– Et alors ? Ça fait plutôt deux ans ou un siècle ?
Le garçon détourna les yeux.
– J'sais pas trop.
Elle s’approcha plus près. Aaron ne bougea pas ; bientôt, elle sentit la chaleur qui émanait de lui. Elle déglutit, une grande crainte nichée dans la poitrine.
« Non mais tu croyais quoi, le sac d’os ? Tu croyais que j’allais sortir avec toi ? »
Elle allait peut-être se faire humilier encore. Elle aurait peut-être dû imiter Cornélia : ne plus tenter de se rapprocher des gens en général – et des garçons en particulier. Ne jamais faire confiance, de peur d’être blessée. C’était si stupide d’aller vers les autres et de leur tendre le bâton pour se faire battre ! Mais Blanche ne pouvait pas s’en empêcher. Elle donnait un bâton à tous ceux qui lui témoignaient un peu de sympathie, comme un bon chien cherchant désespérément un maître.
Aaron s’approcha aussi, à peine, dans un souffle. Peut-être sans s’en rendre compte. Ou peut-être malgré lui. Blanche contempla les angles de son visage, la courbe de ses sourcils, la peau mate de ses biceps toujours exposés au soleil. Elle vit la méfiance lovée sous sa peau, sa musculature nerveuse prête à s’enfuir. Elle vit aussi la méchanceté qui pouvait fuser de lui, comme un brutal coup de griffes, lorsque l’on s’approchait trop. Elle le traitait de blaireau, mais en réalité, il était une panthère. Une panthère qui la contemplait aussi, sans rien dire. Seuls quelques centimètres les séparaient encore.
Un mugissement résonna soudain entre les murs, accompagné d’une galopade imposante – très imposante. Aaron recula aussitôt et Blanche, d’abord désarçonnée, poussa un cri de joie en discernant les contours du bébé hydre.
– Oh ! C’est toi ! Tu es encore là !
Il mugit de nouveau, se précipita vers elle. Deux de ses têtes vinrent la pousser d’un côté et de l’autre. C’était un peu comme se faire boxer par deux couleuvres géantes, mais elle y vit une grande démonstration d’affection. Elle le lui rendit aussitôt, en poussant des petits cris aigus.
– Tu es là ! Mais oui, gros bébé. Tu nous as attendus ! C’est bien ! Mais oui, que tu es mignon, toi !
Aaron leva les yeux au ciel.
– Quelle niaiseuse !
Mais l’espace d’un court instant, elle crut le voir sourire.
***
– Enfin ! s'écria Danaé lorsque la frontière apparut au loin. On y est, les gars ! On va s'en sortir ! Regardez-moi cette vue !
Sa voix était si forte, si franche que même Cornélia l’entendit d’en haut, alors qu’elle montait la garde dans les cieux.
La discrétion ! songea-t-elle. Heureusement qu’il n’y a aucun archange dans le coin.
D’autres cris de joie fusèrent de leur petit groupe. Elle faillit descendre pour leur dire de se taire, puis réalisa que s’ils étaient si bruyants, c’était parce qu’ils avaient toute confiance en elle pour surveiller les alentours – pour les protéger. Cette idée créa un nœud bizarre dans son ventre. Ou peut-être son cœur. D'un coup, elle se sentit à la fois minuscule et brûlante, creuse mais débordante d'émotions.
Après tout, elle pouvait bien les laisser profiter un peu.
Devant eux, la découpe de la frontière était ici visible et nette, comme tracée au couteau entre les deux métropoles. D’un seul coup, Sydney laissait la place à Moscou. Même de loin, on distinguait les hauts murs rouges du Kremlin, d’où dépassaient des coupoles dorées et des clochers brillants, caractéristiques des cathédrales russes. D’étranges oiseaux tournoyaient au-dessus de la forteresse. Ils étincelaient dans le ciel tels des fragments de soleil.
Toujours bien cachée sous le ventre du bébé hydre, dont les grondements affamés résonnaient à leurs oreilles, la petite bande se dirigea vers la frontière pavée d'ossements humains. Bientôt, le convoi apparut entre deux buildings de verre et d'acier. Le cœur de Cornélia fit un bond dans sa poitrine en l'apercevant. À présent en sécurité, hors du territoire des archanges, la horde avait cessé de cacher les trois quarts de sa population. Ce gigantesque troupeau de nivées émerveilla la jeune femme. Elle avait presque oublié sa magnificence multicolore, qui mêlait le noir des bakus et des coulobres au doré des arkan sonney, aux pelages brillants des jackalopes, aux écailles brunes des dragons ; et encore d’autres créatures dont Cornélia ne connaissait pas le nom. Tout cela surplombé par les deux silhouettes monumentales des hydres. C’était magnifique – grandiose même. L’émotion lui monta aux yeux à l’idée qu’ils étaient si nombreux à entreprendre ce voyage, et qu’elle allait retrouver sa place parmi eux.
Bien sûr, en tête de la horde se trouvait Aegeus. Dans la lumière de la Strate, ses cheveux coulaient comme de l’or fondu jusqu’au bas de ses reins. La rancœur envahit Cornélia à sa vue.
Plus de maître, susurra la tzitzimitl au fond de ses pensées. Plus jamais.
Elle n'était plus exactement la même qu'en partant et il allait devoir s'en rendre compte. Dorénavant, elle choisirait de lui obéir si elle le voulait. Elle se considérerait comme son égale. Elle avait été une nivée maltraitée, tout comme lui ; et tout comme lui, elle ne voulait plus être esclave. Ni de lui, ni de personne.
Alors qu’ils n’étaient plus qu’à trois cents mètres, le bébé hydre tendit ses six têtes vers ses parents. Il mugit de joie et décida soudain de les rejoindre au pas de course, abandonnant ses protégés au grand jour. Les boyards clignèrent des yeux, ahuris comme une couvée de poussins, quand leur abri les quitta subitement.
– Putain, merde ! lança Aaron. Courez, courez ! Si un archange débarque, on est morts !
Le ciel était clair et vide, sans aucun archange à proximité, mais Cornélia jugea plus drôle de les laisser dans l’ignorance. L’hippalectryon fusa comme une flèche, projetant des brassées d’eau derrière lui ; les boyards se mirent à détaler en grand désordre, alourdis par leurs gros sacs militaires et leurs armes. Gaspard et Beyaz paniquèrent : lorsqu'ils avaient quitté la cave, ils avaient tendu un fil à linge entre leurs sacs, chacun d’un côté, et sur ce fil séchaient tous leurs sous-vêtements. Ce type d'étendoir convenait parfaitement à leur mode de vie, mais il les obligeait à rester à équidistance. En lâchant des jurons, ils se mirent à courir aussi, leurs caleçons flottant glorieusement derrière eux.
– Plus vite ! leur cria Mitaine qui galopait devant. Tant pis pour vos slibards !
Ils traversèrent la frontière en hurlant, craignant qu’un archange fonde sur eux d’un instant à l’autre. Pouet, qui galopait dans leur sillage, se prit un slip sur la figure au moment de la franchir à son tour.
Bien sûr, aucun archange ne plongea sur eux.
Ils se retrouvèrent tous du bon côté de la ligne, sains et saufs, à moitié liquéfiés de sueur. Cornélia atterrit tranquillement près d’eux.
Il n’y avait aucun danger. Vous avez légèrement surréagi.
Gaspard, occupé à reprendre son souffle, se tourna vers elle et mima une décapitation. Puis il fit signe qu’il repoussait sa menace à plus tard, lorsqu'il serait capable de la mettre à exécution. Près de lui, Blanche retirait le slip plaqué sur le museau de Pouet. Elle le lui tendit en le tenant entre deux doigts.
– Tiens, ton slip…
– C’est un boxer ! se défendit le soldat, vexé. Et puis, il est tout propre, fais pas cette tête.
– T’as le droit de porter des slips, railla la voix grave de Beyaz. Y a pas de honte.
– C’est pas un slip, putain !
– Ça va, c’est plutôt sexy sur un jeune mec bien foutu comme toi, fit Danaé.
Mitaine sursauta.
– Tu rigoles ou quoi ?
Et chacun donna son avis sur les slips, oubliant ce qui les entourait, jusqu’à se rendre compte qu’Aegeus les surplombait depuis une bonne minute.
– Au rapport, soldats.
[...]
Et voilà ! C'est la fin de cette réécriture !
Bien sûr, j'ai fait aussi des petites retouches sur les passages que vous n'avez pas (re)lu, pour la cohérence générale.
À l'heure où j'écris ces lignes, je n'ai pas encore commencé à poster ces nouvelles scènes, et je n'ai aucune idée de si vous allez les apprécier ou pas. J'espère vraiment qu'elles vous ont plu et que vous jugerez les objectifs atteints. Moi, je suis plutôt contente !
Sur ce, je vais aller écrire un nouveau bout de scène pour l'arc de Midas, qui en a aussi besoin ! Je vous le posterai un de ces jours (ce sera le dernier !)
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