Chapitre 2 : L’église pleure
Tout le monde pleurait. Il n’y avait plus un œil sec dans l’assemblée. L’intégralité des gens du quartier était là, plus quelques autres personnes des cités alentour. La boulangère me salua. Qu’est-ce qu’elle foutait là ?
L’église était bondée, pleine à craquer, remplie d’échos de sanglots et de plaintes désespérées. Tout le monde se mouchait et reniflait dans sa manche.
Je n’en pouvais plus de cette ambiance macabre. D’autant qu’au milieu de tous ces pleurs qui se déversaient sans fin, je ne versais pas une larme. Pas une. J’étais à sec, au moins autant que le portefeuille de mes parents. Je les avais entendu se plaindre le matin-même, entre deux sanglots.
— Comment allons-nous faire pour payer la pierre tombale ? a demandé mon père.
— Il faut qu’on fasse un prêt. Un de plus, a rétorqué ma mère. Je veux quelque chose de beau pour mon fils. C’est sa dernière demeure. Je m’en fiche qu’on n’ait plus d’argent, il faut qu’on prenne ce qu’il y a de mieux pour lui.
On n’avait plus de fric et je n’avais plus de frère. Et bizarrement, ni l’un ni l’autre ne semblait me perturber.
En réalité, depuis l’annonce de son décès, j’étais juste hors d’usage. J’avais ma voix, je parlais, mais je ne savais plus trop ce que je disais. Je répondais aux questions, oui je veux manger, oui je veux boire, oui je vais me coucher, mais je n’étais plus vraiment là.
Où étais-je donc ?
Nulle part. Dans le néant.
Les gens commentaient : elle est sous le choc, elle ne réagit pas, ce n’est pas normal de ne pas pleurer comme ça. Mais c’était ainsi. Passée l’annonce de l’horrible nouvelle où j’avais vraiment pleuré, je ne pleurais plus. Je ne pensais plus. J’étais dans une zone de non-droit des émotions. Rien n’avait de goût, rien n’avait de sens, alors je me mis simplement en pilotage automatique. Je marchais parce qu’il fallait marcher, je me lavais parce qu’il fallait me laver et je mangeais parce que ma mère s’obstinait à me voir manger. Cela la rassurait.
Alors je mangeais, et même je dormais, et je crois bien que je rêvais aussi. Et je faisais cela alors que mon frère était mort depuis cinq jours.
Comment pouvais-je le faire ? C’était insensé. Comment le corps parvenait-il à fonctionner quand le cerveau était grillé, que le cœur était brisé ?
Je n’en savais rien mais je ne cherchais pas à le savoir non plus.
Non, j’avançais seulement.
J’avançais dans ma nouvelle existence comme j’avançais dans cette église prête à déborder. Un pas après l’autre, une respiration après l’autre. Je me voyais d’en-haut, comme la propre spectatrice de ma vie. De mon perchoir céleste, mon esprit m’observait marcher à tâtons entre les rangées de bancs et chercher un endroit libre où m’asseoir.
Quelqu’un se leva et me laissa sa place. Je lus de la pitié dans ses yeux. Ce regard indiscret qui me scrutait comme si j’étais un phénomène de foire, j’allais devoir m’y habituer. Nous étions les familles endeuillées, meurtries, décimées. On nous regardait comme au spectacle, sauf que les gens n’étaient pas une conscience invisible en train de nous reluquer avec discrétion, placée au-dessus de nos têtes. Ils étaient à notre hauteur. Nous pouvions sentir leurs yeux vulgaires et dévorés de curiosité sur nos carcasses affaiblies par la peine. Pour ces vautours avides de chairs fraiches, nous étions comme des acteurs jouant nos rôles dramatiques.
C’était franchement nulle comme sensation. Il n’y avait rien de divertissant là-dedans, croyez-moi. C’était juste oppressant, déstabilisant, à gerber.
Et puis, dans ce monde qui se délitait, dans cette église qui résonnait de souffrance, je regardai derrière moi et je le vis entrer.
Adam.
Et tout mon univers changea.
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