Chapitre 98 : Les on-dit

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Je ne voulais pas le décevoir ou le contredire mais, à mon sens, Adam ne m’avait rien montré, au contraire ! Une porte en fer était plus expressive que cette tombe !

Des sentiments, really ?

J’en restai bouche bée. Il dut prendre conscience de mon état de stupeur car il m’interrogea :

— Tu croyais vraiment que je ne ressentais rien pour toi ?

Mais pourquoi parlait-il au passé alors que pour moi c’était toujours d’actualité ? Je demeurai sans voix.

— Anna ? Tu es encore vivante ?

Heu...

— Tu commences à me faire peur, tu sais...

— Je... je... je ne suis pas sûre de bien saisir à quoi tu fais référence lorsque tu évoques tes... tes sentiments...

Des sentiments d’amitié ou de loyauté envers mon frère ? Ceux-là même qui l’avait contraint à repousser mes avances dans un premier temps, en vertu d’un foutu pacte de merde dont plus personne n’avait quelque chose à carrer. Des sentiments de fraternité envers moi, lui qui n’avait pas arrêté de me bassiner qu’il devait me protéger comme sa petite sœur ? De quoi parlait-on, là ?

J’attendis sagement sa réponse bien que mon corps fut en état d’alerte maximale.

— Anna, je n’aurais jamais été aussi loin avec toi si je n’avais pas ressenti... ce que je ressens pour toi.

Je le regardai droit dans les yeux, déçue. Je devais visiblement me contenter de ça. De cette ébauche d’explication, presque sans queue ni tête. J’aurais aimé plus, évidemment, des mots clairs et précis, cela allait sans dire. Certes, je reconnaissais dans ses efforts à mon égard que je ne laissais pas indifférent. Son comportement ultra-romantique m’avait laissé entendre que, bon, de toute évidence, il en pinçait pour moi, que je lui plaisais vraiment, mais il ne disait rien ! Il avait des sentiments ? Bien, c’était déjà pas mal, essayai-je de m’auto-convaincre.

Je hochai la tête en signe d’assentiment même si, clairement, je n’en pensais pas moins. Je ne voulais pas le harceler. Et puis je n’allais pas lui faire la leçon. Moi non plus je n’avais pas réussi à lui dire ce que je ressentais pour lui. J’avais essayé, mais les mots étaient restés coincés dans ma gorge. Pourtant, j’aurais voulu qu’il le sache, même si je risquais de découvrir que la réciproque n’était peut-être pas vraie. Je doutais qu’il m’aima aussi fort que je ne l’aimais en cet instant précis.

Je devais prendre mon parti de sa dernière déclaration et essayer de passer outre ma déception :

— D’accord, donc si je comprends bien, personne ne va être au courant et on va continuer à se voir comme si rien n’avait changé entre nous ?

— Pour le moment. Mais je ne traine plus au quartier, tu n’auras plus tellement de raisons de me croiser ici. Et je repars bientôt pour terminer mon cursus. Je reviendrai quand je le pourrais.

Et oui, voilà ce qui nous pendait au nez. Je le savais pourtant que les matins révélaient fatalement, dans leur lumière crue, la triste réalité. Adam allait repartir et j’allais continuer mes cours, loin de lui.

— ­Adam, tu vois quelqu’un ?

Il se tourna vers moi, les yeux grands ouverts comme si j’avais dit une magistrale connerie. Son visage était défait.

— Non, Anna, évidemment que non. Comment peux-tu imaginer ça ? Je n’aurais jamais pu te faire ça. Je sais ce que cette nuit représente pour toi. Je sais l’importance de ce que l’on a fait. Cela aurait été inconcevable pour moi d’aller aussi loin si je n’avais pas été célibataire.

— Mais ta réputation... et toutes ces conquêtes que l’on t’a attribuées.

Il se mordit la lèvre inférieure, comme pris en faute.

— Certaines sont vraies car je ne suis pas un moine, mais avec mes études, je n’ai pas eu tant de temps que ça. Il faut arrêter le délire. Ils me font rire les gens du quartier : Adam le queutard, Adam le tombeur, Adam-ci, Adam-ça... Mais Adam, il a envie de faire quelque chose de sa putain de vie et c’est pas en niquant à tout va qu’il va y arriver. Si j’avais pu les faire taire ceux-là...

Il avait commencé très calmement son monologue avant de monter crescendo, de plus en plus énervé. Maintenant, il avait l’air exaspéré et, pour une fois, je ne m’en sentais pas la cause. Je devinai que le poids des on-dit avait vraiment pesé sur lui pendant toutes ces années. Sa sale réputation avec les femmes l’avait longtemps poursuivi, et cela ne fit que s’amplifier lorsqu’il avait été lourdement accusé à tort d’avoir été le responsable de l’accident dans lequel avaient péri nos frangins. Des accusations sans fondement visant à le détruire et qui y étaient parvenues. Il avait l’air sacrément ébranlé.

Après son discours, je réalisai que tout ce qu’il disait était soudain si sensé. Comment avais-je pu me laisser entraîner à donner raison à toutes ces rumeurs alors que j’en connaissais les dégâts et la portée désastreuse ?

— Si tu savais ce que j’en ai marre de toutes ses langues de vipères, souffla-t-il, très contrarié.

Mais il n’était pas que cela. Il était aussi désespéré. J’ouvris enfin les yeux.

Adam n’était pas celui que l’on voulait nous faire croire. Les gens avaient toujours essayé de le rabaisser depuis ce jour terrible où deux jeunes avaient été tués. Or, s’il était sûr qu’il avait été au volant, l’enquête avait prouvé que son taux d’alcoolémie avait été quasiment inexistant et que c’était le conducteur de l’autre véhicule, ivre mort, qui les avait percutés. Pourtant, des années durant, on lui avait attribué une erreur humaine que personne n’avait pu nommer clairement, mais qui en avait fait l’unique fautif de ce drame. Connu pour ses frasques, il avait été le bouc-émissaire parfait, le coupable idéal. La vérité avait beau avoir été révélée par la suite, il ne reçut jamais d’excuses de la part de ses anciens détracteurs. Je prenais conscience que son intégrité n’avait jamais été réhabilitée. Et qu’il en souffrait encore.

Il portait cette charge mensongère sur ses épaules, seul, depuis tout ce temps.

Soudain, je voyais ces dernières affaissées et l’air sombre qu’il affichait. Mon sourire s’effaça. Je réalisai l’ampleur de ma méprise à son sujet. Je me mis à pleurer.

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