Nous discutions de choses et d’autres depuis plusieurs minutes sans que personne d’autre n'arrive.

— Il aurait dû être là depuis vingt minutes ! râla Shann. Qu’est-ce qu’il peut bi...

Il fut interrompu lorsqu’une femme apparut soudainement en face de nous.

— Bonjour à tous ! s’exclama-t-elle, nous faisant tous sursauter.

Je regardai tout autour pour comprendre par où elle était passée, car elle ne venait définitivement pas de l’entrée principale. Je ne vis rien qui puisse faire office d'entrée secondaire, et si elle avait emprunté les portes que j’avais remarquées plus tôt, nous l’aurions vu arriver.

Je la connaissais depuis moins de trente secondes, et j’étais déjà admirative.

— Je vous présente mes excuses pour mon retard. Il se trouve que…

Cette fois, ce fut elle qui se trouva interrompue. La porte d’entrée de la salle s’ouvrit à la volée, tapant bruyamment le mur de l’autre côté tandis qu’un jeune homme entrait en trombe.

— Désolé ! Désolé ! hurla-t-il avec un visage horrifié. Désolé pour le retard !

Il était essoufflé comme s’il venait de faire le plus gros effort du monde. Il se courba, posant les mains sur ses genoux, et tenta de reprendre son souffle sous nos yeux ébahis.

— Va t’asseoir, ordonna simplement la femme.

Il traversa la salle pour nous rejoindre. Ce qui me marqua le plus chez lui (en plus de son manque cruel d’éducation), c’était sa maigreur. Il était très grand, mais il semblait si fragile, comme s’il allait se casser à chaque mouvement. Il se laissa tomber lourdement sur une chaise à côté de Delnan, toujours essoufflé.

J’étais particulièrement outrée par son comportement, j’avais à peine les mots pour le décrire. Pour commencer, arriver en retard le premier jour était un manque de respect et d’implication dans la formation. Ensuite, c’était quoi ce comportement de gamin ? Arriver en hurlant, fracasser la porte, nous faire attendre le temps qu’il reprenne son souffle ! Je ne connaissais pas cet idiot, mais il m’exaspérait déjà.

Sans hésiter, je le classai également dans la catégorie des personnes à éviter. Entre monsieur confiance en lui, l’asocial et l’idiot, ça promettait !

— Je pense que tout le monde est arrivé désormais, inutile de perdre plus de temps. Je vais commencer par me présenter : je m’appelle Ela. Je suis koelien depuis plus de vingt ans et au cours des treize dernières années, j’ai été assignée à diverses missions. J’ai également eu l’opportunité à quelques reprises de rejoindre les équipes des SAP.

Les Sections d’Aide et de Protection. Il s'agissait des cinq équipes composées des meilleurs membres du clan.

— Vous n’êtes pas la première équipe d’aspirants koeliens que je forme, continua-t-elle. Comme vous le savez probablement, vous passerez votre première année tous ensemble. Dans un premier temps, les journées seront divisées en deux : le matin, je vous dispenserai un cours théorique, et l’après-midi, nous ferons des travaux pratiques. Nous travaillerons six jours par semaine, ce qui vous laissera toujours un jour de repos.

— Autant de théorie ? s’étonna Delnan en fronçant les sourcils.

— La théorie est impérative pour survivre.

Nayru soupira en croisant les bras sur sa poitrine.

— C’est une part très importante de la formation. Si je vous jette dans la gueule d’un métamorphe sans vous dire qu’ils sont sensibles à l’argent, vous aurez beau vous acharner à vous battre et à blesser votre adversaire, il guérira plus vite que vous ne pourrez le blesser. Ce n'est que lorsque je l’estimerai pertinent que les entraînements prendront plus de place dans vos journées.

— Mais tout le monde sait que les métamorphes sont sensibles à l’argent ! répliqua Nayru.

— Et face à une hydre, que ferais-tu ?

— C’est quoi, une hydre ? demanda-t-il.

— C’est un animal mi-marin mi-terrestre. Ça ressemble à un serpent, répondit Shann. Un serpent avec trois têtes.

— Trois têtes ! s’étonna-t-il. Je fonce dessus et je les coupe !

— Dans l’hypothèse insensée où tu serais capable de couper ne serait-ce qu’une des têtes d’une hydre, celle-ci repousserait, répliqua l’asocial, agacé.

Il était donc capable de faire des phrases complètes. Impressionnant.

— C’est exact, reprit Ela. Il existe des centaines de créatures magiques, chacune avec leurs spécificités. Plus vous en saurez sur vos ennemis, plus vous serez à même de les vaincre.

Elle fit une pause et nous regarda un à un.

— Mais avant d’entrer dans le vif du sujet… Il est de mon devoir de vous mettre en garde. La vie de koelien est loin d’être facile. Vous pousserez votre corps et votre esprit dans les limites de leurs capacités. Vous affronterez des créatures terrifiantes, accomplirez des tâches qui vous paraîtront parfois inhumaines. Vous en ferez des cauchemars. Devenir koelien, c’est un aller sans retour possible. Ce n’est pas une vie que l’on choisit à la légère. Si vous ne possédez pas la force mentale nécessaire pour passer outre les centaines, peut-être même les milliers de morts que vous allez voir, et surtout provoquer, alors renoncez ! Enlever la vie de quelqu'un est une épreuve difficile, et cela peut vous priver de quelque chose de bien plus important que votre propre vie.

Elle s’arrêta de parler un instant en nous regardant. Elle abordait désormais un air sombre qui me glaça le sang.

— Vous devrez faire attention à ne pas devenir fou, et à rester de marbre quoiqu'il arrive. Pour cela, vous devrez apprendre à maîtriser vos émotions et vos sentiments, parce que les monstres que vous allez devoir affronter n'auront aucune pitié. Ils chercheront à vous tuer par tous les moyens ! Et croyez-moi lorsque je vous dis qu'ils préfèrent la méthode brutale. Si vous choisissez de commencer cette formation, vous renoncez à être la personne que vous êtes aujourd’hui, pour en devenir une autre. Parce que vous ne serez plus jamais la personne que vous étiez hier.

Le blanc qui suivit ses propos sembla durer une éternité. Son discours nous avait touchés, et personne n’osait parler. Mais je ne pouvais pas flancher. Je connaissais les risques, et je les acceptais.

— Ça ne me fait pas peur, moi ! s’écria le blond. En relisant, même remarque que pour Delnan et Lanelle (que tu verras après du coup), son comportement fait très caricatural, alors que par la suite ça semble aller mieux.

— Si tu le penses vraiment, c’est que tu es un imbécile, répliqua Ela.

Il se renfrogna et bouda sur sa chaise. Je levai les yeux au ciel.

— Maintenant que vous connaissez les risques, si vous souhaitez partir, personne ne vous jugera.

Personne ne bougea. Shann semblait un peu mal à l’aise, mais déterminé. Delnan souriait, amusé. Lanelle et Amali semblaient nerveuses, Zelen regardait par terre, et quant à Enriel, son visage était impassible, mais il me sembla voir un soupçon de colère dans son regard.

— Si tout le monde est sûr de sa décision… Continuons ! Sachez que je suis très stricte. Je vais vous pousser à fond, vous faire dépasser vos limites. Et je refuse les abandons ! Considérez qu’abandonner un exercice revient à abandonner la formation ! Vous ne vous découragez pas, vous gardez le contrôle de vos émotions, vous m’écoutez avec attention et vous m’obéissez aveuglément ! Mais surtout, VOUS ARRIVEZ À L’HEURE !

Tout le monde sursauta lorsqu’elle éleva la voix, même si nous savions que c’était adressé au retardataire. Celui-ci se renfrogna encore plus.

— Avant de commencer votre première leçon, vous allez vous présenter les uns après les autres. Je veux connaître : votre prénom, quels entraînements vous avez pu suivre, avec qui le cas échéant, ce que vous avez étudié… tout ce que vous avez pu faire pour vous préparer à devenir koelien. On va commencer par toi, désigna-t-elle.

— Je m’appelle Shann, j’ai seize ans. J’ai lu de nombreux livres à la bibliothèque sur les créatures magiques et l’histoire du clan. Mais mes lectures favorites concernent les guerres dans lesquelles les clans Koe ont été impliqués, notamment plus précisément (le notamment implique que tu vas développer sur les batailles, pas sur les goûts de Shann) comment les précédents Drezen ont gagné des batailles, mais aussi pourquoi ils en ont perdu d’autres. Concernant les entraînements physiques, avec ma sœur Lanelle, nous nous entraînons ensemble régulièrement au combat. C’est notre oncle Ecthot qui nous a enseigné les bases il y a quelques années.

Il jeta un œil encourageant à sa sœur pour lui passer la parole, afin qu’elle complète ce qu’il venait de dire. Cela sembla lui demander tout son courage, mais elle réussit à prendre la parole suffisamment fort pour que nous puissions tous l’entendre.

— J’ai également lu beaucoup de livres. J’adore ce qui concerne les créatures magiques non humanoïdes… Shann a dit tout le reste, termina-t-elle dans un souffle.

Elle se tritura les doigts en baissant les yeux. Ela acquiesça, ne cherchant pas à en savoir plus, et passa la parole au suivant d’un regard appuyé. L’asocial…

— Enriel, se présenta-t-il. Je m'entraîne tous les jours : course, renforcement musculaire, cardio’, techniques de combat.

— Tu t’entraînes seul ? demanda Ela.

— La plupart du temps.

— Très bien…

Il n’était pas très loquace, mais elle n’insista pas.

— Suivant ! ordonna-t-elle.

— Bonjour, je m’appelle Zelen et j’ai dix-huit ans. Je suis né dans le clan Koedas et nous sommes arrivés ici il y a cinq ans avec mes parents. Ce sont des meolans, précisa-t-il, alors j’ai dû apprendre comme j’ai pu quelques techniques de combat, bien que je n’ai jamais pu les appliquer. J'ai travaillé pendant trois ans à la forge d’Helloï, ce qui m’a permis d'accroître ma force physique, notamment dans mes bras.

— Intéressant… dit Ela. Ensuite ?

— Kaely, me présentai-je.

— La fille du Drezen, devina-t-elle avant que je n’aie eu le temps d’ajouter quoi que ce soit.

— C’est exact ! confirmai-je en cachant mon agacement.

Ce que je détestais que les gens me reconnaissent ! Je pris une discrète inspiration.

— Cette année risque d’être intéressante, commenta Ela, amusée. Continue.

— Je m'entraîne plusieurs fois par semaine, principalement pour améliorer ma condition physique et mon endurance. J’essaie de m’améliorer au combat, mais comme je n’ai personne pour m’accompagner, je suis limitée. Je lis beaucoup, sur des thèmes très différents.

— Tu n’as pas eu l’occasion de t’entraîner avec ton père ou ton frère ? demanda Shann.

— Ils sont… occupés.

— C’est compréhensible, ils sont très demandés, particulièrement en ce moment avec cette guerre incessante contre les vampires, ajouta Ela.

Elle passa la parole à ma voisine.

— À toi maintenant.

— Je suis Amali, mais je préfère qu’on m’appelle Ali.

Je me demandai si elle se présentait à tout le monde de la même façon, et cette pensée me fit sourire.

— J’aurais seize ans bientôt. Je suis visiblement plus débutante que mes camarades, car je passe beaucoup de temps avec ma famille. Je m’occupe de mes petits frères et sœurs, ce qui est du sport finalement, dit-elle dans un rire. Je cours aussi, de temps en temps. Je suis passionnée par l’Histoire du Royaume de Shei, j’ai dû lire tous les livres de la bibliothèque sur le sujet !

— Le prochain… annonça Ela.

— Je suis Delnan, se présenta-t-il lorsque ce fut son tour, avec un sourire malsain.

Lorsqu’il passa la main dans ses cheveux, je me fis la réflexion qu’il était très musclé, et je me demandais si ce geste n’avait pas justement pour objectif de mettre sa musculature en valeur.

— L’entraînement physique, ça me connaît. Plus il y a de muscles, mieux c’est ! L’important pour moi c’est d’être le plus fort.

Je levai les yeux au ciel d’exaspération, aussi discrètement que j’en étais capable. Ela pinça les lèvres mais ne commenta pas. Elle enchaina :

— Et le der…

— Moi, c’est Nayru ! s’écria l’idiot, qui ne tenait plus en place. Je ne me suis pas vraiment entrai…

Ela, dans un geste particulièrement rapide, brisa un des pieds de la chaise sur laquelle il reposait avec son talon, ce qui le fit chuter lamentablement au sol. Elle le bloqua face contre terre, un genou sur son dos et la main sur son crâne pour l’empêcher de se débattre.

— Non seulement tu as l’audace d’arriver en retard, mais en plus de cela tu te permets de me couper la parole et de te comporter comme un animal ! Tu vas vite apprendre le respect et la patience, gamin, où je vais m’occuper de ton cas !

Elle reprit sa place originale, le libérant. Le blond se releva, honteux, et s’assit en silence sur une autre chaise. Bien fait pour lui !

— Je crois que ses parents ont oublié de l’éduquer, se moqua Delnan.

Cette phrase sembla blesser le concerné, davantage que l’humiliation qu’il venait de vivre, si bien que je me sentis presque désolée pour lui. Presque.

— Tu peux reprendre, l’autorisa Ela.

D’une petite voix, il s'exécuta :

— Je m’appelle Nayru, j’ai dix-sept ans, et je… je ne me suis pas spécialement entraîné avant…

Il passa une main dans ses cheveux, l’air gêné.

— J’ai décidé tard de rejoindre la formation en fait…

Il semblait avoir terminé, alors Ela reprit.

— Très bien, ce petit tour de table me permet de me faire une première idée sur vous. Une dernière chose… ne bougez pas.

Elle emprunta l’une des portes, qui semblait mener vers un local, et ressortit avec plusieurs sacs. Elle les déposa devant nous.

— Ce sont vos uniformes. De la plus grande à la petite taille, dit-elle en les désignant. Servez-vous, mais vous ne les enfilerez que pour l'entraînement de cet après-midi.

Mes nouveaux compagnons se jetèrent sur les sacs pour récupérer leur dû, d’une manière beaucoup trop peu disciplinée à mon goût ! La tenue des aspirants koeliens était très simple : un haut et un bas, souples et résistants. En majorité teintée de noir, un peu de violet apportait une touche colorée à la tenue. Personnellement, j’adorais cette tenue. Que ce soit dans son style ou pour ce qu’elle représentait.

Pendant ce temps, Ela s’était saisie d’un tableau noir, qu’elle installa devant les chaises. Elle avait également évacué la chaise cassée.

— Bien. Maintenant que les formalités sont terminées… Place à la leçon !

Elle poussa les sacs désormais vides là où ils ne la gêneraient pas et se plaça à côté du tableau pendant que nous nous réinstallions.

— Pour votre première leçon, je vais vous parler du clan Koelio.

— On le connaît déjà le clan ! s'exclama l’idiot.

Un seul regard d’Ela dans sa direction suffit à ce qu’il reprenne plus doucement et beaucoup moins sereinement. Il avala sa salive avant de continuer :

— On y vit depuis qu’on est né. On sait déjà comment il marche !

— Sais-tu comment le clan s’est formé ? Quand ? Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Bon point pour lui.

— Dites-moi quelles ont été les guerres auxquelles nous avons fait face ? reprit-elle en s’adressant à nous tous. Les avons-nous toutes gagnées ? Pourquoi ? Pour quelles raisons sommes-nous plus forts que les humains, alors que nous ne sommes pas des êtres magiques ? Ce cours traitera de l’Histoire du clan Koelio, et par la même, de l’Histoire de tous les clans Koe.

Lorsque tout le monde fut prêt et attentif, Ela commença son cours.

On sait peu de choses sur les origines du Royaume de Shei. La plupart des rumeurs laissent penser que nous venons d’un autre continent que nos ancêtres auraient quitté pour fuir un oppresseur. Certains parlent de Dieux, d’autres de créatures démoniaques.

Ce que nous savons en revanche, c’est que les humains et les créatures magiques n’ont jamais vécu en paix. D’aussi loin qu’il est possible de remonter dans les livres d’Histoire, les clans ont toujours existé, de même que les guerres et les conflits. Pendant plusieurs siècles, c’est l’anarchie qui a régné sur le Royaume. La loi du plus fort s’appliquait.

Les humains, dénués de pouvoir, ont toujours été les grandes victimes de la guerre, incapables de se défendre contre des créatures magiques.

À travers l’Histoire, de nombreux clans tentèrent de prendre le pouvoir et d’instaurer un régime unique, en vain. Jusqu’à l’arrivée d’un coven de sorciers bien plus puissants que les autres. Ils étendirent leur influence, soumettant leurs ennemis un à un, jusqu'à contrôler la moitié sud du Royaume de Shei.

Certains pourraient penser qu’il est bénéfique pour un Royaume d’être gouverné par un seul clan, si celui-ci permettait d’apporter l’ordre et la justice, mais ce coven n’apporta que souffrance et mort. Ils étaient cruels, très cruels.

Leur ascension au pouvoir prit plusieurs décennies, et le nord, refusant de se soumettre, s’était préparé à leur venue. Une armée se créa, composée des hommes et des femmes les plus vaillants que le Royaume comptait. Ils s’étaient entraînés, ils avaient étudié leurs ennemis, et leurs faiblesses. Ils se nommèrent le clan Koelio.

Ces valeureux guerriers réussirent à repousser l’envahisseur, et ils détruisirent toute trace du coven.

Le clan se divisa alors en deux : le clan Koelio, clan originel, s’installa dans le nord, et le deuxième, le clan Koerin, dans le sud. Chacun avait la responsabilité de garder le contrôle de son territoire.

Au cours des siècles qui suivirent, à force d'entraînements intensifs, les koeliens devinrent plus puissants. Leur force et leur vitesse augmentèrent, ils devinrent également plus résistants. Des humains améliorés.