Chapitre 20 : Virage décisif
Coucou ! C'est avec une immense joie que je vous annonce que Le Chant de l'Oiseau Solitaire est arrivé deuxième du podium des Wappies 2019, catégorie Hécate (SFFF). J'en suis la première surprise, mais c'est vraiment super chouette <3 J'espère que ça pourra apporter un peu de visibilité au texte, étant donné qu'il peine un peu à trouver son public. Merci encore à ceux qui ont voté pendant le concours, votre soutien est très apprécié <3 Sans plus tarder, nous reprenons le fil des aventures d'Adrick !
LE CHANT DE L'OISEAU SOLITAIRE
Chapitre 20 : Virage décisif
Les vêtements des nains n’étaient clairement pas faits pour moi. J’avais l’impression d’être en caleçon tant les jambes de mon pantalon était courtes. La taille, en revanche, était beaucoup trop large, et j’avais été contraint d’enrouler de la ficelle autour de mon ventre pour qu’il tienne en place. Lorsque je sortis de la salle de bain, un rire gras désagréable retentit immédiatement à mon oreille.
“Non d’un pet de chèvre ! Y r’ssemble à m’grand-père. L’avez toujours le froc en bas de l’raie de l’cul ! Fais cette tête m’tiot, j’rais t’quérir un nouveau froc d’main. Viens donc t’foutrer d’la bouffe dans t’ventre, t’es maigre comm’une princesse elfe.”
Je lui offris un sourire timide, à la fois gêné et impressionné. Le nain avait déjà dressé la table. Je m’installai sous ses yeux sur un tabouret bancal à trois pieds, qui émit un grincement plaintif effrayant. L’assiette et la cuillère en bois qui se trouvaient devant moi étaient d’hygiène douteuse. Des morceaux de choses indéterminées étaient encore incrustées dans les fentes artisanales qui recouvraient les ustensiles. Je ne dis rien, par politesse, mais rechignai à y toucher. J’avais échappé à la peste noire et au bûcher, je ne voulais tout simplement pas mourir d’une intoxication alimentaire après tout ça.
Favir, le fils, s’affairait autour de la cuisine. Il me lançait de temps à autre un regard méfiant. Je sentais son hostilité. Il apporta une grande casserole en fonte sur la table. L’odeur qui s’en échappait tordit mon estomac d’envie. L’odeur était douce, chaude, et je mourais de faim.
“Aj baspaar badadap b’aza, cracha le plus jeune. Ol sa asoap baq mpozjakaq !
— Favir ! cria son père. Tu m’foutre l’honte ! Ol aqr baq kaalq, ol azzoaajja jaq alsaraq !”
Les yeux ronds, je dévisageai mes deux hôtes, gêné. Je ne comprenais pas la langue naine, mais je sentais à leur ton que j’étais le conflit de deux intérêts divergents. La colère du père nain s’évanouit pourtant dès la fin de son éclat de voix. Il retrouva son sourire et attrapa mon assiette pour y verser le contenu de la casserole : des pommes de terre, des carottes, de la racine de Pochiclle et de la viande de sanglier sauvage, accompagnés de pain aux céréales dense et bien formé. J’en oubliais immédiatement la qualité douteuse de l’assiette pour me jeter sur la nourriture. La nourriture était excellente, et je peux vous garantir qu’aucun plat ne concurrence les spécialités culinaires du peuple nain encore aujourd’hui.
Même si je me régalais, je sentais le regard hostile de Favir sur moi. Les deux nains ne disaient plus un mot, la tension était palpable. A la fin du repas, Foire Thonly m’accompagna vers la chambre d’ami, dans une petite pièce qui juxtait la cuisine. Un lit confortable aux draps bleus épais m’attendait patiemment, prêt à m’accueillir.
“J’te laisse t’reposer, gamin, me dit le vieux nain. J’suppose qu’t’vas d’voir r’partir d’main, pas vrai ?
— Pour dire vrai, je ne sais pas ce que je vais faire ensuite.”
Il me donna une grande tape dans le bas du dos, qui me fit sursauter. Malgré sa petite taille, sa poigne était forte comme celle d’un forgeron bien musclé.
“T’peux rester ici tant qu’t’as b’soin. On est foutré ici jusqu’à que l’montagne se réouvre. On travaille dans l’champ de derrière, si t’veux, t’peux bosser avec nous. J’pourrais pas t’ramener à l’montagne, les hommes, ils sont pas admis, mais on t’trouvera un aut’ travail d’ici là. On aurait bien b’soin d’une paire d’bras en plus pour gérer c’te bouse cultivable.”
Mon visage se tordit d’une grimace. L’offre était tentante, bien sûr, mais avec ce qui s’était passé avec Clodomir, je ne savais pas si j’avais envie de m’engager à nouveau sur le long terme. Il fallait que j’accepte la vérité en face : je portais la poisse et je finissais par perdre tout ce que j’avais un jour entrepris. Mais me poser dans un endroit stable me paraissait indispensable, ne serait-ce que pour faire le point sur ma vie, élaborer des projets futurs. Ma “mort” prématurée avait tué dans l’oeuf mon ambition de devenir épicier, je devais désormais aller de l’avant.
Le vieux nain m’avait l’air bien plus sympathique que Beau-Tison et il tenait de toute évidence à avoir un peu de compagnie. Avec les nouvelles lois de l’Eglise du Soleil - si elle existait encore -, les créatures magiques étaient mises à l’écart des autres. J’en faisais partie, désormais, autant me faire de nouveaux alliés tout de suite. Le principal problème restait Favir.
“Votre fils n’a pas l’air de me vouloir dans les environs et…
— Il a que dalle à dire c’te tiot morveux. Y sait même pas c’qui dit !
— Alors j’accepte de rester, finis-je par lui répondre.”
Il m’offrit un grand sourire édenté avant de me saisir à la taille et de me soulever du sol pour me faire un câlin. Il me laissa ensuite seul, pour me reposer. Je ne mis pas longtemps à trouver le sommeil, rassuré d’avoir trouvé un nouvel abri pour quelques temps.
Lorsque je m’éveillai, j’étais à moitié allongé à terre. En séchant, mes ailes avaient repris leur ampleur initiale. Elles brillaient d’un feu ardent qui me tira du lit bien avant l’aube par leur luminosité. Fort encombrantes, je ne réussis pas à trouver une autre position pour dormir correctement, ainsi me mis-je à errer dans la petite maison comme une âme en peine.
J’en visitais tous les recoins. Derrière la cuisine, une cave donnait sur une bibliothèque remplie de livres nains. Je n’avais plus besoin de bougie pour lire, mes ailes éclairaient les environs comme en plein jour. La majorité des récits était rédigée dans la langue natale du peuple des montagnes, mais certains ouvrages en langue commune m’apprirent quelques informations sur Isendorn, la capitale humaine de Tyrnformen. Encore en plein développement à cette époque, elle abritait soi-disant les plus grandes richesses de la région : tout le monde y trouvait un travail et les hommes migraient par centaines vers celle-ci. Bien sûr, la politique y était toujours délicate. Pas encore de roi, mais des chefs de clans qui se battaient pour obtenir le pouvoir pour eux seuls. Un d’eux réussirait bientôt, mais nous y reviendrons. Il se trouve que j’ai joué un rôle… étrange durant cette passation de pouvoir.
Elément insolite, une forge se tenait de l’autre côté de la pièce. Je l’effleurai du bout des doigts. Elle ne ressemblait en rien à celles que j’avais croisé jusqu’ici. Des tuyaux en dépassaient de tous les côtés, reliés par d’immenses rouages en bronze.La machine était démesurée et il s’en dégageait une fumée chaude, une vapeur condensée qui réchauffait l’atmosphère. Je réalisai alors que les tuyaux étaient semblables à ceux de la salle de bain : la forge alimentait la maison entière en chauffage. Je me promis de questionner Foire Thonly dès que j’en aurais l’occasion sur le sujet.
Je remontai vers le salon. Un rayon de lune illuminait la table à manger. Je m’approchai de la fenêtre et l’ouvrit, pour profiter de l’air frais de la nuit. Les ombres des arbres coupés avait quelque chose de dérangeant, silhouettes amputées d’une part de leur majesté. Les troncs dégarnis me faisait penser aux pendus qui se balançaient sur les places publiques de la ville. Mon estomac se tordit à cette pensée. Je sentais toujours les flammes me lécher le corps, ma peau se craquer comme la peau des cochons sur les pics des feux de camp. Comment avais-je pu en réchapper sans marque ?
Je ressentis un besoin de prendre l’air et me glissai dehors par la fenêtre pour marcher un peu dans le parc. A cette heure-ci, personne ne trainait dehors, je n’avais pas à m’inquiéter de mes ailes aux couleurs du soleil. Alors que j’errais dans un massif de framboise dégarni depuis longtemps par la famine qui régnait ici, un bruit attira mon attention derrière un bâtiment plus loin. Je plissai les yeux… Et ma vue s’adapta d’elle-même pour me faire voir comme en plein jour. Surpris, je bondis en arrière. C’était nouveau.
Un corps rampa hors des buissons d’où provenait le bruit. Je mis du temps à le reconnaître. Clodomir avait bien changé : des pustules recouvraient son visage, ses mains, ses jambes. Du sang coulait de sa bouche, le blanc de ses yeux avait jauni. D’une maigreur extrême, il faisait peine à voir. Je m’avançai dans sa direction pour lui venir en aide, mais il tendit sa main devant lui pour m’en empêcher.
“Non, non, fils… Ne me touche pas.”
Sa voix était rocailleuse, essoufflée, faible. Il peinait à reprendre son souffle. Ses yeux brillaient néanmoins de joie.
“Je… Je suis heureux que tu sois vivant. J’ai vu ce qui s’est passé, sur la place. Je ne savais pas si tu étais encore… là.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé, je n’arrive pas à m’en souvenir…
— Tu as attaqué Lenaïg, pauvre fou. J’ai entendu dire qu’il est entre la vie et la mort, gravement brûlé.”
Je ne pouvais pas dire que la nouvelle ne me faisait pas plaisir. Cet homme était une plaie, il avait mérité son sort. Si, comme je le pensais, mon fardeau était un “cadeau” des dieux, il avait été envoyé pour le punir de tout ce qu’il avait fait. J’espérais qu’il y reste, de toute mon âme.
“Je… Je voulais te voir une dernière fois, reprit le vieil homme. Je… Je ne vais pas passer la nuit, gamin. Je vais y rester comme tous les autres. Mais… Je voulais te donner ça.”
Il me tendit un objet enveloppé dans un linge blanc tâché de sang. Je saisis le paquet, fébrile. Il s’agissait de son luth. Mon coeur se serra.
“Clodomir, c’est… Je ne peux pas… Je ne sais même pas en jouer.
— Retrouve-moi ton elfe et récupère-la. Pars d’ici dès que tu en as l’occasion, fils. La situation va devenir invivable pour toi. Dès qu’ils découvriront que tu es en vie, dit-il d’une voix grave, ils vont te traquer comme un animal. Là-bas, tu es en sécurité.”
Mon regard se perdit sur une fumée obscure, plus loin dans la ville, là où je me tenais quelques temps plus tôt. La forêt de Querod n’était pas sécurisée, c’était un enfer dans lequel je ne voulais pas remettre les pieds avant un très, très long moment. Les créatures qu’elle abritait étaient trop dangereuses pour oser s’y aventurer seul. J’avais à peine survécu avec Lorette et Iphranir, je n’avais aucune chance.
Il me saisit les pantalons d’une main tremblante.
“S’il te plaît, fils. Ne sois pas imprudent. Ta place n’est pas ici. Tu n’es pas comme eux, toi, tu vas devenir quelqu’un. Promets-le moi.”
Je restai silencieux un moment. C’est dans ces moments-là que change la vie d’un homme : un premier gros mensonge. Je lui promis de partir dès que j’en aurais l’occasion. Il expira à l’aube, et je ne pus même pas l’enterrer. Les premiers habitants se réveillaient et je dus regagner la maison des nains, en espérant qu’il soit retrouvé vite. J’avais fait mon choix : je resterais auprès d’eux jusqu’à leur départ, et adviendrait ce qu’il adviendrait ensuite.
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