Alma. Nous y étions enfin. C'était la fin du voyage, là où le sort ces dernières années m'avait conduite.

Je regardai autour de moi avec curiosité, tentai de tout assimiler. La plate-forme où le zeppelin avait atterri était noire de monde. Un joyeux chaos y régnait. Des citoyens de tous âges se pressaient et se bousculaient autour des dirigeables amarrés à de hauts pylônes métalliques. Le temps était au beau fixe et la compagnie aérienne en profitait pour reprendre ses activités. Les zeppelins arrivaient, déposaient leurs passagers, en chargeaient de nouveaux et repartaient presque immédiatement.

L'air avait quelque chose d'étrange. Il était plus pur mais j'avais du mal à respirer et mes oreilles bourdonnaient sans que je ne sache pourquoi. Inquiète, j'en fis part à mon ami.

— C'est parce que nous sommes en altitude, me répondit-il par-dessus le bruit de la foule. L'oxygène est plus rare ici. N'y fais pas trop attention, ça va passer. Dans quelques jours, ton corps se sera adapté et tu ne ressentiras plus rien.

— Quelques jours à étouffer comme ça ? Ça ne va pas être de tout repos !

— J'en suis conscient. On ira doucement pour commencer. D'ailleurs, où va-t-on maintenant ?

Je repérai un petit panneau orné d'une flèche rouge. Ma main rencontra la fine enveloppe dans ma sacoche. Notre première destination était évidente : le Bureau d'Alma. Nous quittâmes le point d'atterrissage pour nous mêler aux passants qui déambulaient tranquillement dans les rues.

La ville était bien différente de ce que je connaissais sur Terre. Le plus évident était qu'il n'y avait aucune voiture dans ses étroites rues pavées. Les maisons en pierre calcaire étaient entourées par de petits murets couverts de fleurs. Il y en avait de toutes les couleurs et certaines plantes grimpaient même jusqu'aux façades des habitations pour les recouvrir presque entièrement sous une couche de feuilles vertes. Partout, les panneaux solaires brillaient de mille feux dans le soleil de l'après-midi. Il y avait aussi de grandes éoliennes placées à intervalles réguliers sur les toits des bâtiments les plus élevés. Je les vis tourner à plein régime alors même qu'il n'y avait pas un souffle de vent au niveau de la rue. Pas de robots ni de drones ici cependant. J’en fus soulagée, sans arriver à en déterminer la raison.

Les citoyens de l'île ne nous prêtèrent aucune attention particulière, plongés qu'ils étaient dans leurs écrans. Nous détonnions pourtant parmi eux avec nos lourds sacs et nos vêtements terriens. Ici, personne ne portait de jeans ni de chaussures en simili-cuir. Ils étaient plutôt habillés de tenues de toile et de longues robes chatoyantes.

Une ombre se profila à l'autre bout de la longue rue. Je levai la tête pour découvrir un lourd nuage noir qui commençait à masquer le soleil. L'ombre arriva à notre niveau et les écrans grésillèrent. Je remarquai soudain que quelque chose avait changé autour de nous. L'air était plus dense et cette sensation me rappelait quelque chose. C'était comme si…

Je fis un tour sur moi-même, un œil sur les passants. Même si la plupart continuaient leur chemin indifféremment, j'en remarquai une dizaine qui s'étaient arrêtés et fixaient intensément le nuage. De nombreux petits trous apparurent dans sa masse et s'élargirent jusqu'à permettre le passage du soleil. Moins d'une minute plus tard, le nuage avait complètement disparu.

Chacun reprit alors sa marche comme si la scène n'avait jamais eu lieu. Les écrans, à nouveau alimentés, s'étaient remis à fonctionner correctement. Je souris ; je venais de croiser mes premiers vrais sorciers en ce monde.

— Qu'est-ce qui vient de se passer ? demanda Arthur.

— Ils ont dissipé le nuage. Ils doivent vraiment tenir à leur électricité !

— Quoi ? Juste comme ça ?

— Ne prends pas cet air étonné, ris-je. Nous aussi, on peut le faire. Moi, en tout cas, je le peux.

— Ah bon ?

— Oui. Jake m'a expliqué comment. Ça demande juste de la concentration, un peu d'énergie… et beaucoup d'imagination !

Arthur semblait perplexe.

— Tu veux dire que… qu'il suffit d'imaginer que le nuage disparaisse pour qu'il s'évapore ?

— Oui et non… c'est un peu plus compliqué…

— Explique-moi alors. Il n'y a pas de formules, je suppose…

— Oh oui, Eileen ! s'exclama Ian. Je veux savoir le faire aussi !

— Chacun a sa manière d'y arriver, même si le résultat est identique au final, souris-je. Il m'a fallu du temps pour trouver une méthode qui me convienne et je ne suis pas certaine que ça marchera pour vous…

— Essaie quand même ! dit Arthur.

La rue s'ouvrait sur une grande place où trônait majestueusement un arbre centenaire. Au loin, on voyait le bord de l'île et il était même possible de distinguer le paysage vallonné qui s'étendait en bas, à des centaines de mètres en-dessous de nous. Avec les maisons dans notre dos, on se serait crus au bord de la mer. Le ciel déployait son immensité devant nos yeux et je m'arrêtai un moment pour admirer l'horizon où flottaient quelques cumulus blancs.

Je m'installai à l'ombre des branches et en profitai pour reprendre mon souffle après la montée que nous venions d'effectuer.

— Choisissez un nuage. Mais attention : pour une première fois, c'est mieux qu'il soit petit et le plus proche possible de nous.

— C'est bon, j'en ai un, dit le sorcier.

— Moi aussi !

— Ne prenez pas le même, souris-je.

— Et on fait quoi maintenant ? demanda Ian.

— C'est simple, tu l'as déjà fait. Tu dois te mettre à la place du vent et du nuage. Non, Ian ! Les yeux ouverts. Regarde ton nuage.

— Mais c'est plus difficile !

— Pas du tout, c'est simplement différent. Recommence, je vais t'aider.

Il se concentra à nouveau sur le ciel lumineux. Je jetai un coup d’œil à Arthur. Il attendait lui aussi que je poursuive.

— Écoute et imagine… Je suis le vent. Je suis le vent qui souffle sur le nuage. Je suis le nuage, transpercé par le vent. Je suis l'eau. L'eau, chauffée par les rayons du soleil. L'eau qui se disperse dans l'atmosphère…

Je sentis l'air changer autour de nous. Mais je ne savais pas lequel des deux provoquait ce changement. Je continuai donc à parler.

— Et je suis moi, assis ici et qui voit ce nuage se fragmenter, se trouer et disparaître pour ne laisser derrière lui que le ciel bleu. Aussi, je sais que dans quelques instants ce nuage ne sera plus là…

Je répétai ces phrases une seconde fois. Ian poussa soudain un cri de triomphe.

— Le mien n'est plus là ! s'exclama-t-il, souriant.

— Et toi ? demandai-je à Arthur.

— Ça ne fonctionne pas vraiment, soupira-t-il. Mais attends… J'ai une idée !

Il prononça rapidement quelques mots dans ce qu'il me sembla être la langue locale. Je vis un petit nuage s'évaporer dans l'air.

— Là, ça va mieux !

— Je vois ça ! Mais d'où tiens-tu ces mots ? demandai-je, étonnée.

— J'ai écouté les marins parler sur le navire. Je crois bien qu'ils essayaient de faire la même chose avant la tempête… On repart ?