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L'édifice abritant le Bureau était en tout point semblable à celui de Milasi. Dans la pénombre de l'accueil, les ventilateurs bourdonnaient doucement. Le bâtiment semblait désert mais j'avais appris qu'il ne fallait pas se fier à cette impression.

Une fille brune et menue arriva rapidement devant nous. Elle ne devait pas avoir plus d'une quinzaine d'années et semblait assez ennuyée qu'on ne comprenne pas un mot de ce qu'elle tentait de nous dire. En désespoir de cause, je tendis la lettre de recommandation que j'avais reçue de l'agent de Milasi.

Elle ouvrit l'enveloppe et parcourut rapidement les quelques lignes qui y étaient tracées. Son visage s'illumina d'un sourire et elle fouilla un instant sous le bureau avant d'en ressortir un bloc de papier.

Vous comprenez comme ça ? écrivit-elle.

J'acquiesçai avec un sourire.

C'est génial ! Ça faisait longtemps qu'on attendait un coup de main de Milasi ! Helen n'est plus toute jeune, elle a du mal à rattraper le retard. Et on ne peut pas l'aider vu qu'on ne comprend pas un seul mot de vos langues… Vous venez d'arriver ?

Oui, il y a un peu plus d'une heure, répondis-je avant de tourner la feuille vers elle.

La jeune fille attrapa alors quelques formulaires roses posés sur une étagère. Elle m'expliqua que c'étaient les documents à compléter pour avoir droit à un logement et je pris le temps de remplir les cases nécessaires.

Voilà, écrivit-elle, un doigt sur la carte de la ville. Bienvenue à Alma !

— Je vais aller voir cette maison de plus près, dit Arthur, les clés en main. Vous venez ?

J'indiquai la pile instable de dossiers qui se trouvaient sur le coin de la table.

— Je vais d'abord faire un tour pour découvrir cet endroit. On se voit tout à l'heure ?

— D’accord.

Arthur et Ian me lancèrent des regards déçus avant de partir. La jeune fille semblait quant à elle contente que je reste encore un peu. Je pointa ma poitrine.

— Eileen, dis-je.

— Brittany.

Viens, Helen va être contente de te voir !

Je la suivis dans les méandres du bâtiment. Au détour d'un couloir, je découvris une petite pièce qui servait vraisemblablement de salle à manger. Deux hommes dans la trentaine étaient assis devant une tasse de café et bavardaient tranquillement. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, les cheveux noirs coupés en brosse et la même peau dorée. Ils devaient être jumeaux.

Brittany lança quelques mots que je ne compris pas. Les deux types baraqués posèrent leur regard sur moi avant de sourire.

C'est Cidy et Ted. Ils sont là pour assurer la sécurité. Donc, si tu as un problème, n'hésite pas à t'adresser à eux.

Nous continuâmes notre chemin vers les étages supérieurs. Après avoir monté plusieurs volées de marches, j'arrivai toute essoufflée sur un palier, face à trois portes d'un brun mat. La jeune fille frappa à celle qui se trouvait devant nous mais n'attendit pas la réponse pour entrer.

Une femme aux cheveux blancs leva les yeux de son pad. Le bureau était lumineux et rempli de plantes posées un peu partout sur les étagères. Le désordre y était omniprésent : des centaines de fardes et de dossiers s'empilaient sur le bureau et le sol. Les piles étaient nettement rangées mais un seul mouvement maladroit aurait suffi à faire basculer tout le classement.

La femme plissa ses yeux, accentuant les nombreuses rides présentes sur son visage. Elle posa une question à laquelle Brittany répondit avec un enthousiasme non feint avant de s'éclipser.

Helen posa son regard grave sur moi.

— Alors comme ça Milasi nous envoie une Terrienne ? Vous avez dû faire une sacrée impression là-bas.

— Ou bien personne ne souhaitait venir se perdre par ici, répondis-je avec un sourire.

— Certainement oui… Asseyez-vous donc ! Je suppose qu'on ne vous a rien dit de ce que serait votre nouveau travail, n'est-ce pas ?

— Non, pas vraiment en effet…

— Nous avons un grand pouvoir entre nos mains. Il ne s'agit pas seulement de penser au bien des personnes qui défilent à ce bureau mais aussi et surtout à la sécurité de la communauté. En comprenez-vous les implications ?

— Je crois bien mais…

— Je vois, dit-elle.

Elle fouilla un instant dans une armoire avant de revenir portant deux dossiers sous le bras.

— Imaginez un instant que nous puissions renvoyer les personnes que l'on refuse sur Terre. Je vais vous montrer deux dossiers datant d'il y a dix ans. Nous avions eu à l'époque une crise identique à ce qui se passe actuellement. L'un a été accepté mais la deuxième personne a dû repartir sur Terre. Sauriez-vous deviner qui est resté ?

Je parcourus rapidement les quelques pages contenues dans les fardes. Le premier cas était celui d'une fillette âgée de trois ans, arrivée à Lor par hasard en s'égarant lors d'une sortie scolaire. Elle avait passé plus de deux ans dans un centre et n'avait qu'une seule envie : retrouver ses parents.

Le second dossier était celui d'un homme, un ingénieur, appris-je. Il avait été impliqué dans un accident et sa voiture était tombée d'un pont. Mais au lieu de rencontrer l'eau du fleuve, il s'était réveillé dans un champ de blé à Lor. Il avait raconté qu'il souhaitait profiter de cette chance pour fuir ses créanciers et recommencer une nouvelle vie plus sereine avec sa famille.

J'y réfléchis un instant. Qu'aurais-je fait à la place de l'agent ?

— Vous avez laissé l'ingénieur rester parce que ses compétences étaient utiles et renvoyé l'enfant chez ses parents, dis-je.

— Pas du tout, soupira la femme. C'est le contraire qui s'est produit.

— Mais… pourquoi ?

— La réponse est évidente. Laissez vos sentiments de côté et pensez uniquement aux faits.

Je regardai à nouveau les feuilles étalées devant moi. Quelle pouvait bien être la raison qui avait poussé l'agent à renvoyer ainsi un homme et sa famille à leur vie difficile ? Et séparer une petite fille de ses parents ? Je comprenais la douleur de l'enfant. J'avais moi aussi passé beaucoup trop de temps loin de ma famille. Et je n'étais même pas certaine de les revoir un jour au vu du décalage temporel entre Lor et la Terre…

Un chiffre attira soudain mon attention : deux ans. Passés à Lor. Après un rapide calcul, je me rendis compte que cela faisait à peine quelques mois sur Terre. Et, sur un enfant de cet âge, cela n'aurait jamais pu passer inaperçu !

Je lui lançai un regard révolté. C'était à cause de leur retard que cette enfant avait dû changer de vie !

— Ne faites pas cette tête ! me dit Helen. Renvoyer l'enfant aurait causé non seulement des soucis pour nous mais aussi pour elle et sa famille. Quant à l'autre homme, il aurait tout tenté pour amener sa famille ici. C'est un acte que nous ne cautionnons pas.

— Je ne crois pas que j'arriverai à penser de cette façon, soupirai-je.

— Il le faudra pourtant. Vous êtes à l'essai pour trois mois. A la moindre erreur, vous serez dehors ! Nous sommes le filet de sécurité qui empêche cette société de sombrer dans le chaos. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire dans l'humanitaire ici.

Je n'appréciai pas du tout sa logique. Si l'agent de Milasi m'avait jugée de la même façon, je ne serais même pas là en ce moment. Pourtant, je savais que je finirais par me plier aux règles : je ne pouvais pas laisser passer cette chance…

Mais quelque chose me perturbait tout de même. L’histoire de mon grand-père me revint en tête.

— Que deviennent les dossiers qui sont refusés ? Vous pouvez vraiment renvoyer des gens sur Terre ? Comment ?

— Contentez-vous de faire votre travail sans poser de questions !

Elle me poussa une pile de dossiers dans les bras avant de m'indiquer la porte. J'étais sur le point de quitter le bureau lorsque je me retournai, prise d'une inspiration soudaine.

— Et l'enfant ? Qu'est-elle devenue ?

— Vous l'avez rencontrée pas plus tard qu'aujourd'hui, dit Helen.

Elle se remit ensuite à pianoter sur sa tablette sans plus me prêter la moindre attention, me laissant seule et abasourdie dans un couloir désert.

Je redescendis lentement au rez-de-chaussée, les fardes serrées contre moi. Je regardai mon fardeau avec tristesse. Je tenais la vie de ces personnes entre mes mains. J'étais aussi devenue l'un des gardiens de la sécurité de Lor. Et je savais que j'aurais du mal à concilier les deux…

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