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L'automne s'installa doucement et le temps changea. La chaleur qui avait été notre quotidien laissa place à une météo fraîche et humide. L'horizon était couvert d'une épaisse couche nuageuse ondulant comme les vagues de l'océan. Je comprenais mieux le terme de mer des brumes qu'avait employé le capitaine du zeppelin à notre arrivée.
Le début de la saison des feuilles mortes amena aussi un autre grand changement : Ian découvrit l'école d'Alma, une petite bâtisse en briques rouges blottie au fond d'une impasse pas très loin de la maison. Il revenait tous les jours avec de nouvelles trouvailles à nous montrer à Arthur et moi. J'apprenais autant de mots par son intermédiaire que j'en découvrais à mon travail. Brittany s'était en effet mise en tête de m'enseigner la prononciation de tout ce qu'elle écrivait. Cela me rappelait mes débuts et je m'y appliquais consciencieusement.
Mis à part cela, le travail ne manquait pas. Mes collègues avaient fini par m'expliquer les causes du retard accumulé dans le traitement des dossiers. Helen avait été malade pendant plusieurs mois au début de l'année et cette période avait coïncidé avec une arrivée massive d’étrangers à Lor. Et si Brittany et les autres pouvaient enregistrer toutes les demandes, ils n'étaient pas compétents pour prendre les décisions qui s'imposaient par la suite, sauf pour certains dossiers spécifiques. Je me demandais toujours ce que l'agent de Milasi avait vu en moi pour me confier ce poste…
Alors je sautai de joie en apprenant que la ville nous accordait deux jours de congé. J'étais soulagée de pouvoir échapper un instant à ce rythme infernal : je n'avais même pas eu le temps d'explorer mon environnement depuis mon arrivée et ne connaissais que le chemin menant du Bureau à la maison.
Ian m'entraîna au marché de la place centrale. Arthur était en mission pour la compagnie aérienne et ne rentrerait qu'à la fin du mois. J'étais déçue que nous ne puissions pas en profiter pour enfin rattraper le temps perdu mais je décidai de savourer cette journée de liberté malgré le froid et la pluie qui menaçait de tomber à tout moment.
Le marché était assez animé et je regardai autour de moi avec curiosité, sentant les parfums d'épices et de pain frais. Les fruits et les légumes étaient encore abondants et attiraient mon regard d'un étal à l'autre. Les pommes et poires côtoyaient les aubergines, choux et autres légumes de saison. Nous remplîmes rapidement deux lourds paniers de nos divers achats. Ian négociait avec habilité. Je m'étonnai devant sa maîtrise de la langue, j'avais un peu plus de mal à tenir une conversation complète sans me tromper.
Une petite boutique offrait de longs manteaux bien rembourrés. L'étalage extérieur, sous l'auvent, s'ouvrait sur la lumière du jour. Je ne savais pas si l'hiver serait froid ou non et j'en étais à hésiter sur nos tailles quand une voix me fit sursauter.
— Eh bien ça pour une surprise ! Je me demandais si tu allais un jour débarquer ici.
Je me retournai d'un coup, lâchant tout ce que je tenais entre mes mains pour faire face à Jake. Le sorcier avait le même regard espiègle que ce fameux jour sur le parking. Des rides avaient fait leur apparition aux coins de ses yeux, mais pour le reste, il n’avait pas changé d’un poil. Il me regardait avec un air ironique mais semblait sincèrement content de me voir.
Quant à moi… La joie et la fureur se livraient un combat féroce dans ma tête. Et je ne savais pas laquelle des deux j'allais laisser l'emporter. Je restais donc là, les bras ballants et la bouche ouverte sans un mot.
Ce fut finalement Jake qui s'approcha de moi pour me serrer dans ses bras. Je le repoussai doucement, puis plus fort.
— Trois ans ! m'écriai-je. Vous m'avez laissée affronter la Confrérie toute seule pendant trois ans ! Et puis le rituel de Hopper…
Son sourire s'évanouit et il jeta un regard aux passants.
— Moins fort avec ça par ici, Eileen.
Je regardai avec inquiétude autour de nous. Ian attrapa ma main et me lança un regard interrogatif. Je me calmai d'un coup.
— D'où sort donc cet enfant ?
Les derniers mois défilèrent en un éclair dans mon esprit. La Fondation, Matteo, le poignard, le feu, la librairie… Tout se mélangeait dans ma tête et je ne savais pas par où commencer.
— C'est une longue histoire, soupirai-je. Il s'en est passé des choses depuis que vous êtes parti…
— Viens à la maison. Tu me raconteras tout ça autour d'un thé bien chaud !
Il attrapa l'un de mes paniers et s'engagea dans une ruelle. J'hésitai un instant avant de le suivre, Ian derrière moi.
La maison de Jake était en tout point semblable à la nôtre, la liane fleurie en moins. A l'intérieur, un feu de cheminée réchauffait le salon et j'enlevai ma veste avec soulagement. Des étagères remplies de bocaux et de plantes séchées s'alignaient le long des murs. Je cherchai les livres du regard mais il n'y en avait aucun et j'en fus légèrement déçue. Dans mon esprit, j'avais toujours associé Jake à la librairie et c'était étrange de me dire que tout avait autant changé.
Un gros chat roux à la queue touffue fit soudain son apparition. Il nous jeta un regard indifférent avant d'aller se frotter contre les jambes du sorcier avec des ronrons.
— C'est Misty, dit-il. Cette petite bête me suit depuis mon arrivée sans que je ne sache pourquoi.
Il s'éclipsa ensuite dans la cuisine et j'entendis un bruit de vaisselle. Ian se précipita sur l'animal qui fit le gros dos.
— Laisse-le donc tranquille, dis-je. Tu vas finir par te recevoir un bon coup de griffes !
— Mais je veux juste le caresser !
— Les chats sont des animaux assez indépendants. Assieds-toi et reste calme. Il viendra vers toi s'il le veut bien.
L'enfant s'enfonça dans le canapé et me regarda d'un air perplexe. Je m'assis aussi dans un fauteuil et soupirai. La rencontre avec Jake m'avait perturbée mais ce n'était pas à Ian d'en faire les frais.
— Je suis désolée, dis-je.
— Pourquoi t'es autant en colère ?
— Je ne le suis pas vraiment, souris-je. Ce sont des problèmes d'adultes, tu finiras par comprendre un jour. Mais regarde le chat ! Tends la main lentement.
Le matou vint renifler les doigts de Ian avant d'y pousser sa tête, réclamant des caresses.
— C'est trop bizarre ! Il ronronne comme les strys !
— J'avais pensé exactement le contraire, ris-je.
Jake revint avec un plateau et des tasses de chocolat chaud. Mon sourire s'évanouit quelque peu.
— Tu as vu des strys ? demanda-t-il.
— On a même fait plus que les voir, dis-je en effleurant mon poignet. Elles nous ont fait faire tout le chemin jusqu'à Milasi.
— C'est la première fois que j'entends une chose pareille. Ce n'est pas courant. Je n'ai pas eu cette chance : après être arrivé dans la forêt, j'ai simplement suivi le fleuve. Et le courant m'a porté en quelques jours jusqu'à la ville.
Je tendis le bras pour attraper une tasse et le goût de la boisson me ramena des années en arrière. Le mouvement avait fait remonter ma manche et Jake la repoussa un peu plus pour découvrir la longue cicatrice rougeâtre qui barrait mon avant-bras.
— Qu'est-ce qui a causé ça ?
— Une liane dans la forêt… Une vraie saleté empoisonnée ! Sans mon ami et ses cachets, je ne crois pas que j'aurais passé la nuit. D'ailleurs, qu'y a-t-il dans ces pilules vertes pour que ça fonctionne aussi bien ?
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