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Jake releva la tête pour me fixer d'un air étonné.
— Si c'est les mêmes que les miennes, un virus.
— Un… virus ? Mais pourquoi ?
— C'est particulier. Dans notre cas, il permet de renforcer les cellules et le système immunitaire. Mais seulement pour un moment, le corps s'en débarrasse assez rapidement car nous sommes immunisés contre ses effets néfastes. Je ne vois par contre pas comment ton ami a pu en obtenir, il n'y a que peu de laboratoires qui en fabriquent.
— Des labos ? De la Fondation ? Oh non, je viens de comprendre…
— C'est pas comme dans l'histoire que tu m'as racontée ? intervint Ian.
— Si, c'est exactement ça. Ian, peux-tu… N'en parle pas à Arthur, d'accord ? Il m'en voudrait, je pense.
L'enfant acquiesça, l'air grave.
— Est-ce que l'un d'entre vous aurait l'amabilité de m'expliquer ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que les centres de recherches de la Fondation présentent-ils soudain un intérêt aussi important ?
— Eileen en a fait sauter un !
Le sorcier ouvrit de grands yeux.
— Avec des humains à proximité ? Tu es soit folle ou complètement inconsciente !
— Je n'étais pas toute seule ! Et puis, personne ne nous avait dit ce qu'il y avait dans ce labo…
— Ce n'est pas une excuse ! Ce virus est extrêmement contagieux et a un taux de mortalité de cent pourcents. Si quelqu'un, une seule personne, a été en contact avec le pathogène…
— Personne n'est tombé malade, j'en suis certaine ! Je l'aurais bien remarqué en trois ans, non ?
— Sans doute, soupira-t-il.
Je jetai un coup d’œil à Ian. Mais l'enfant s'était déjà désintéressé de mon histoire et avait suivi le chat dans le jardin.
— Recommence donc depuis le début que j'y comprenne quelque chose, dit Jake.
— Euh… À partir de quel moment ?
— J'aurais dit à partir de ce jour sur le parking mais je ne crois pas me tromper si je dis qu'il s'est passé quelque chose avant cela.
Je tentai de rassembler mes souvenirs dans l'ordre en fixant le fond de ma tasse vide. Qu'est-ce qui m'avait menée ici ? Qu'est-ce qui m'avait fait hésiter à suivre Jake ce jour-là ?
— Je crois… que j'ai agi sans réfléchir. Vous ne me disiez rien alors j'ai beaucoup fouiné de mon côté. Le soir du musée, j'étais tellement en colère que Jacob n'ait pas désactivé les caméras, que j'aie dû me débrouiller toute seule. Et j'ai caché le second poignard sans même en parler.
— Il y en avait donc deux… J'aurais dû m'en douter. C'étaient les mêmes ?
— Oui, à un détail près. La pierre du mien était rouge. Et puis, je suis tombée sur le journal de cet homme où il expliquait ce qu'étaient ces artefacts. Mais j'ai mal interprété le texte et j'ai cru que…
— Je vois, soupira Jake. C'est donc pour cela que tu t'es enfuie ce jour-là.
— Désolée…
— Je ne t'en veux pas, tu sais. C'est plutôt à moi de m'excuser. J'ai aussi ma part de responsabilité dans cette histoire. Parce que je m'attendais à ce que tu me croies alors même que je ne te faisais pas assez confiance pour tout t'expliquer. J'aurais pu te rattraper ce jour-là mais j'ai choisi de respecter ta décision et j'ai fini par ouvrir le portail. Même si cela ne me plaisait pas de te laisser toute seule sur Terre.
— Vous saviez qu'Ananda allait lancer ses hommes à mes trousses, n'est-ce pas ?
— Je m'en doutais, oui. Mais j'espérais que tu serais assez intelligente pour te cacher le temps qu'elle oublie ton existence. C'était après moi qu'elle en avait après tout.
Je restai un moment en silence, tentant d'assimiler ces nouvelles informations. Cela remettait en cause les événements de ces dernières années. J'avais commis une erreur aux conséquences que je ne pouvais prévoir…
— Que s'est-il passé ensuite ? me demanda Jake, me tirant de mes pensées.
— J'ai fait la rencontre de quelques personnes, j'ai un peu travaillé pour la Confrérie. Et puis, il y a eu l'incendie…
Les détails de cette nuit dansèrent devant mes yeux, tout comme les flammes engloutissant la maison et son occupant. Je me revis dans la rue sombre, l'enfant contre moi. C'était arrivé il y a des années mais ces images continuaient à me hanter, tout comme celles de la librairie. L'eau qui avait obstinément refusé d'éteindre l'incendie vint embuer mes souvenirs.
— Sèche tes larmes… Ce n'était pas de ta faute, non ?
— Bien sûr que si, reniflai-je. J’ai pénétré dans cette maison, mon sort a provoqué l'incendie. Si je n'avais pas été là, Ian aurait encore son père…
— C'est donc comme ça que le garçon s'est retrouvé en ta compagnie…
— Je n'ai pas eu le choix. Ce gars, le second d'Ananda, il ne nous avait pas simplement envoyés voler un poignard : il tenait à ce que les habitants de la maison périssent dans les flammes ! J'aurais dû m'en douter après le laboratoire, j'aurais pu refuser.
— Comme je le vois, tu n'as rien à te reprocher. Tu n'as fait qu'obéir aux ordres. Et Samir n'est pas un homme à contrarier comme tu as dû le remarquer.
— Était…
— Comment ça, était ?
— Cette nuit-là, dans la librairie… Il nous est tombé dessus à Arthur et moi. C'était de la légitime défense, je n'avais aucune intention de le tuer ! Je ne sais même pas comment ce poignard a bien pu se retrouver dans ma main !
— Ceci explique donc cela. Je ne voyais pas comment tu avais réussi à faire passer trois personnes à travers le portail avec un couteau à peine chargé…
Nous restâmes un moment en silence, les craquements de la cheminée berçant nos pensées. Je serrai mes genoux contre moi dans le fauteuil. Je ne m'étais pas sentie comme ça depuis longtemps. Maintenant que je revenais sur ces événements qui s'étaient tassés au fond de mon esprit, j'en prenais enfin la mesure. Ce que j'avais fait sur Terre avait non seulement détruit des vies mais aussi potentiellement mis en danger une grande partie de la population. Je maudis silencieusement Hopper pour m'avoir entraînée dans cette histoire, pour avoir fait de moi celle que j'étais devenue.
— Tu as changé, dit finalement Jake. J'ai laissé une apprentie perdue et effrayée par son don. Et je retrouve une sorcière qui n'a pas hésité à se salir les mains pour accomplir ses rêves.
Je relevai le regard pour fixer son visage soucieux. Une chose n'avait pas changé : il s'inquiétait toujours autant pour moi.
— Je n'ai pas appris grand-chose en réalité, dis-je. Il n'y en avait que pour Hopper et son portail. Je voulais tellement me rendre à Lor… Mais cette envie m'est étrangement passée une fois arrivée dans ce monde.
— J'ai malheureusement une explication pour ça, soupira-t-il. J'ai aussi agi sans réfléchir et je te dois de nouveau des excuses pour cela.
— Comment ça ?
— Te souviens-tu de ce que j'avais fait dans le cabinet du médecin le jour de notre rencontre ? Je n'aurais pas dû. Je m'y suis vraiment mal pris : tout ce qui m'intéressait était de récupérer ce livre, ce n'est qu'ensuite que j'ai prêté attention au fait que tu étais là aussi…
— Je ne comprends pas. Expliquez-moi.
— Tu avais raison quand tu voulais brûler le livre. J'aurais dû t'écouter parce que la seconde solution, le sort que j'ai employé, n'a pas fait que briser le lien qui te liait à l'objet. C'est un sort de sang, quelque chose qui était utilisé dans des temps reculés pour… établir une connexion entre deux individus.
Le sorcier dut lire la peur sur mon visage car il continua avec un sourire.
— Ce n'est ni dangereux, ni vraiment contraignant. Simplement, personne n'avait prévu ce qui se passerait si les deux personnes se trouvaient dans des mondes différents.
— Et vous n'avez pas jugé bon de m'en parler ? Ni même de me demander mon avis !
— Qu'y aurais-tu compris de toute façon ?
— Ce n'était pas une raison de prendre la décision pour moi ! Qui vous disait que j'étais d'accord pour ça, hein ?
Je me levai et me postai face à la fenêtre, frustrée comme jamais. Il se voulait certainement rassurant mais je n'étais pas dupe et les pièces du puzzle commençaient à s'assembler dans mon esprit. J'avais été manipulée depuis le début ! Je ne savais plus quelles décisions avaient été les miennes et quelles avaient été celles influencées par ce lien. Mais, étrangement, je n'arrivais pas à lui en vouloir, même après tout ce qui s'était passé. Cela viendrait peut-être plus tard mais, en ce moment, je me rendis compte que je me sentais surtout perdue. Je ne savais plus qui j'étais.
— Eileen, écoute… Je suis désolé pour ça. Pour le reste aussi. Il n'y aura pas de problème, il ne devrait plus y en avoir tant que nous restons tous les deux dans la même dimension. Et je le répète, ce n’est pas un sort contraignant. Il finira par se dissiper.
— Quand exactement ? soupirai-je.
— Lorsque tu auras trouvé quelque chose de plus important à quoi t’attacher…
Une image s'imposa soudain à mon esprit alors que je regardais mon reflet dans la vitre. Un autre reflet, celui d'une fille en robe verte, souriant à la lumière des bougies. Je souris aussi. Mon passé ne m'appartenait peut-être pas entièrement mais je pouvais décider de mon futur, ça je le savais. Je pouvais choisir d'accepter la chance que m'offrait Lor de me racheter.
— Et à voir ta tête, ça ne saurait tarder, conclut Jake.
— Pourquoi avez-vous choisi Alma de toute façon ? dis-je pour changer de sujet.
— Parce que ce petit morceau de terre cache bien son jeu, sourit-il. Il y a quelque chose de particulier dans cette zone, ne le sens-tu pas ? Ferme les yeux…
Je m'exécutai pendant quelques secondes avant de m'appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Je retournai dans le fauteuil, l'esprit embrumé.
— C'est puissant… Comment ça se fait que je ne l'ai pas remarqué avant ? Est-ce que c'est ce qui permet à l'île de flotter ?
— C'est certainement une partie de la réponse, dit-il. Cela fait des années que je cherche à découvrir ce qui perturbe autant les champs magnétiques d'Alma. Les habitants semblent au courant, même si personne ne souhaite en parler.
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