Chapitre 1 - Partie 1

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KALOR


  Au rythme des oscillations du balancier, un tic-tac ample et régulier emplissait la pièce, suivi tel un écho par celui plus discret et en léger décalage de ma montre à gousset, posée sur une pile de documents. Ce petit écart de temps rendait cette pulsation semblable à un étrange battement de cœur mécanique, trop uniforme, auquel venait s'ajouter le bruit fluctuant de la plume sur le papier et plus rarement, le grésillement du tabac qui se consumait à chaque bouffée.

  Un nuage de fumée blanche franchissait mes lèvres lorsqu'un coup plus fort que les autres retentit dans mon bureau, surplombant complètement tout autre son. Je n'y fis pas attention et continuai de rédiger mon rapport, jusqu'à ce qu'un deuxième coup résonne. Le troisième et dernier coup eut raison de ma concentration : mon regard glissa vers la pendule. Il était trois heures du matin. Il m'arrivait souvent de me coucher plus tard, cependant avec l'arrivée de la délégation illiosimerienne, poursuivre mon travail n'était pas raisonnable. Surtout que j'avais enchaîné les courtes nuits ces derniers jours ; les accueillir fatigué ne serait pas respectueux.

  Mais qui disait arrêter de travailler, disait aussi retrouver Lunixa dans sa chambre.

  Après une légère hésitation, j'ouvris le tiroir central de mon bureau et en sortis sa photo. Il ne fallut que quelques secondes à mon esprit pour me jouer des tours et noircir sa chevelure immaculée. Je la revis à nouveau dans cette maison de plaisir, vêtue comme une courtisane, les cheveux comme rongés par les ténèbres. Je m'empressai de fermer les yeux pour chasser cette vision ; à la place, sa venue en milieu de soirée me revint en tête.

  « Je t'en veux de m'avoir brutalisée ainsi. »

  Et elle n'était pas la seule... Je détestais avoir agi de la sorte. La maintenir de force sur le lit, la déshabiller contre sa volonté, la sentir trembler de peur à cause de moi... Je n'y avais pris aucun plaisir, au contraire. Si jamais Lunixa reprenait des risques aussi inconsidérés, je ne pourrais le refaire une seconde fois ; la première avait été celle de trop. Aussi espérais-je qu'elle avait compris la leçon et arrêterai de s'exposer au danger. Elle vivait déjà constamment avec une cible dans le dos à cause de notre mariage, elle n'avait pas besoin d'en rajouter d'autres. Dame Nature, je ne comprenais toujours pas comment elle avait pu ne pas voir les intentions du patron à son égard !

  La colère gronda en moi au souvenir de cet homme. Les flammes des bougies eurent un mouvement étrange. Je ne me souvenais que trop bien du sourire pervers qui avait fendu son visage lorsque je lui avais parlé d'une jeune étrangère aux yeux turquoise. Il m'avait détaillé avec attention avant de m'exposer les particularités de cette fille et son prix exorbitant, les yeux luisant de cupidité à l'idée d'empocher cette somme. Combien de fois avait-il prononcé ces mots devant un miroir ou devant un client avant de me les dire ? Son discours était trop fluide, trop bien mené pour qu'il en soit autrement. Il devait avoir prévu de profiter des charmes de Lunixa depuis le jour où il avait posé les yeux sur elle.

  La simple idée que ce proxénète ait été à deux doigts de parvenir à ses fins me rendait malade. Par sa faute, Lunixa avait failli devenir stérile. Lathos et humains avaient déjà du mal à concevoir ensemble, mais nos chances d'avoir un enfant aurait été réduites à néant si Lunixa n'avait pas recraché à temps la tisane contraceptive que cet homme lui avait forcée à boire. Et pire que tout, il aurait pu la condamner à mort. Qu'une relation extra-conjugale soit consentante ou non ne faisait aucune différence aux yeux de la loi : la sentence pour ce crime était la peine capitale. Si un client était parvenu à forcer Lunixa, son imprudence lui aurait coûté la vie. Comment aurais-je pu le supporter ? Cette pensée avait fini par se muer en cauchemar et m'avait à plusieurs reprises réveillé au cours des dernières nuits. Seule la perceptive de faire payer ce scélérat me permettait de retrouver le sommeil.

  J'aurais aimé pouvoir ordonner son arrestation dès l'instant où j'avais mis un pied hors du lupanar, mais cela aurait conduit à dévoiler la présence de Lunixa dans son établissement et entraîné des conséquences désastreuses. Heureusement, je n'aurais bientôt plus à prendre mon mal en patience. Les soldats que j'avais envoyés enquêter sur la disparition des courtisanes reviendraient d'ici quelques jours. S'ils me confirmaient que ces femmes ne se trouvaient pas dans les maisons où elles étaient censées être parties, alors nous faisions bien face à une affaire d'enlèvement. Il ne me resterait plus qu'à comparer l'écriture du patron et celles sur les papiers de transfert falsifiés pour pouvoir l'envoyer en prison, dans l'attente de son jugement.

  Le savoir sous peu derrière les barreaux m'aida à me détendre. Mon pouvoir se calma ; les flammes alentours se mouvèrent à nouveau normalement. Je parvins même à regarder le cliché de Lunixa sans que mon esprit change la couleur de ses cheveux. Une vague de soulagement se répandit en moi. C'était la première fois depuis une semaine que ses belles boucles restaient blanches. Il nous faudrait encore quelques temps pour mettre cette histoire derrière nous, mais nous étions sur la bonne voie. Nous devions simplement tous deux faire des efforts pour rétablir la situation et s’assurer qu’une telle qu’une telle chose ne se reproduise plus.

  Au lieu de ranger le cadre photo dans le tiroir comme je l'avais fait ces derniers jours, je le reposai à sa place, à l'angle de mon sous-main, tout en éteignant ma cigarette sans la finir, puis je quittai mon bureau.

  Une pointe de déception me gagna une fois dans la chambre : le lit était vite. Alors que j'avais appréhendé l'idée de retrouver Lunixa un peu plus tôt, je regrettais qu'elle ne soit pas là à présent. J'aurais aimé pouvoir discuter avec elle. Je faillis demander à Magdalena où elles étaient avant de me rétracter. Lunixa m'avait prévenu qu'elle se coucherait tard à cause des derniers préparatifs. Je pouvais toujours m'assurer que c'était le cas, toutefois, si je voulais que notre relation revienne à la normale, je devais mettre un terme à sa surveillance.

  Après une dernière hésitation, je me couchai sans questionner Magdalena. Le sommeil ne mit pas longtemps à m'emporter.




  Lorsque mes paupières se soulevèrent, je fus surpris de me trouver de nouveau seul. Lunixa était déjà levée ? Combien de temps avait-elle dormi... Avait-elle au moins dormi ? L'absence de pli de son côté du lit me fit douter. L'arrivée de ses compatriotes l'avait-elle empêché de fermer l'œil ? À moins qu'elle ait veillé toute la nuit afin de s'assurer que tout soit parfait. Même si les Illiosimeriens resteraient au palais pendant une semaine et qu'elle pouvait contrôler le bon déroulement de leur séjour au fur et à mesure, je la voyais bien tout vérifier en amont. Cela lui correspondait tout à fait.

  Je me redressai et passai une main dans mes cheveux en bataille. Était-elle impatiente de retrouver ses compatriotes ou appréhendait-elle ce moment ? Probablement un mélange des deux. Après tout, beaucoup de chose avait changé pour elle depuis notre mariage et sa famille ne faisait pas partie du voyage. Revoir ses compatriotes alors que les siens ne seraient pas présent risquait d'être difficile pour elle. Au moins, elle avait su dès le début qu'ils seraient absents ; elle n'avait pas nourri de faux espoirs sur des retrouvailles chimériques.

  La pendule me tira de mes réflexions en sonnant huit fois. La délégation devait arrivée d'ici deux heures, je n'avais pas de temps à perdre. Je sortis du lit, profitai d'être seul pour m'étirer, puis me rendis dans mes appartements.

  Après une toilette et un petit-déjeuner rapide, je commençais à revêtir la tenue préparée à mon attention : un ensemble dans les tons bordeaux. Un liseré de cette couleur longeait les jambes du pantalon noir. Des épaulettes dorées, des revers de manche et un col en brocart noir orné de feuilles d'or ornait ce rouge particulier sur la veste. Cette teinte était également rehaussée sur la cape où un large galon de passementerie doré ourlait l'extrémité du vêtement. Imaginer Lunixa dans des vêtements semblables étira le coin de mes lèvres. Peu importe le dégradé de rouge, cette couleur lui allait à merveille.

  Quelqu'un toqua à la porte de mes appartements pendant que je nouais ma cravate. Je m’empressai de finir et l'ajustai sous mon veston avant d'ouvrir.

  –Bien le bonjour votre Altesse, me salua Hermord en s'inclinant. Je suis navré de vous importuner, mais je me demandais si vous aviez vu votre femme.

  –Non, pourquoi ?

  –Je n'arrive pas à la trouver. Certains musiciens sont arrivés, les traducteurs seront là d'ici peu et les domestiques se posent des questions concernant les derniers préparatifs...

  Mes sourcils se froncèrent.

  –Vous ne savez vraiment pas où elle est ?

  Il secoua la tête.

  –Je me suis permis de regarder ses notes en attendant afin de répondre aux différentes interrogations. Mais tout est rédigé en illiosimerien et le mien n'est pas suffisamment bon pour que je comprenne tout, avoua-t-il d'une voix gênée.

  –Vous les avez sur vous ? (Il opina.) Donnez-les-moi.

  Hermord sortit un petit paquet de feuilles du porte document qu'il avait en main. Mes muscles se tendirent lorsque mon regard se posa sur la calligraphie fluide et légère de Lunixa. Après avoir traduit l'ensemble de ses instructions à son secrétaire, je confiai à ce dernier la charge de superviser la fin des préparatifs. De mon côté, je partis à la recherche de Lunixa. Si elle était stressée par l'arrivée de ses compatriotes, elle essayait peut-être de se détendre en jouant du piano, comme elle l'avait fait après la visite des Eld'fólkjallais.

  Mon hypothèse s'étiola à mesure que j'approchais de sa salle de musique : le son du piano et sa magnifique voix s'entendaient toujours aux alentours de la pièce, même quand elle gardait la porte fermée. Alors quand j'arrivais à quelques pas de la pièce et que seul un silence pesant continuait de m'entourer, je sus qu'elle ne jouait pas. J'allais malgré tout jusqu'au bout, au cas où elle profitait simplement du calme que lui offrait la pièce. Tout ce que je trouvais fut une porte verrouillée. Je l'ouvris grâce à un double des clefs, puis balayai la salle du regard. Ma mâchoire se serra. Nulle âme n'habitait ces lieux.

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