Chapitre 9
KALOR
Seulement une heure après avoir quitté le Marquis Marcus, j'arrêtai mon cheval dans une petite clairière. J'avais un moyen d'orienter mes recherches plutôt que de courir à l'aveuglette entre les conifères, et je comptai bien m'en servir malgré les risques. Le faire à la tombée de la nuit aurait été plus prudent, mais le crépuscule ne commencerait pas avant des heures. Ce serait une vraie perte de temps et de toute façon, je me moquais bien que quelqu'un me voit si cela me permettait de libérer Lunixa.
Je mis les pieds à terre, puis tapotai l'encolure de Skinfaxi.
–Ne bouge pas d'ici, mon grand, je reviens tout de suite.
Il se frotta à moi avant de se concentrer sur l'herbe grasse à ses sabots. Mon visage se tourna vers le ciel. Je me téléportai.
Je rouvris les yeux à plusieurs centaines de mètres du sol.
Sans attendre, mon regard balaya la forêt sous mes pieds tandis que le vent soulevait mes cheveux et glissait sur mes joues. Elle semblait à la fois si insignifiante et si grande vue d'ici. Sentant la gravité attirer mon corps, je me téléportai à nouveau au même endroit, tourné vers la droite, puis encore, et encore, jusqu'à ce que j'eus fait un tour complet sur moi-même et ratissé les bois en contrebas. Mes muscles se bandèrent.
Ils l'étaient toujours à mon retour sur terre, un instant plus tard. J'avais espéré apercevoir le manoir depuis le ciel, en vain. Les seules percées dans la forêt correspondaient à l'emplacement de clairières ou d'étendues d'eau. Mon pouvoir s'embrasa. Y en avait-il seulement un ?! Qui me garantissait que le patron nous avait dit la vérité ?
Son air hagard, à moitié absent, lorsqu'il avait fini par parler me revint en tête et je me calmai un peu. Le Marquis Marcus l'avait asphyxié en boucle pendant plus de cinq minutes ; il n'aurait jamais eu la force nécessaire pour rassembler ses esprits et nous mentir. Le manoir devait simplement être enfoui sous la végétation, laissé à l'abandon depuis des décennies voir des siècles. Dans le cas contraire, j'en aurais eu vent et nous ne serions pas en train de retourner la forêt pour le trouver.
Skinfaxi arrêta de manger et revint près de moi à mon sifflement. Je remontai en selle en vitesse, puis le lançai au galop. J'avais déjà perdu assez de temps ainsi.
Les ombres s'allongeaient de plus en plus à mesure que le soleil descendait dans le ciel, plongeant progressivement les bois dans l'obscurité. D'ici quelques minutes, il disparaîtrait derrière la cime des arbres et il deviendrait plus difficile de se déplacer. Il ne ferait pas encore complètement nuit, mais la végétation était plutôt dense dans cette forêt : la luminosité restait relative même pendant la journée. Mes dents se serrèrent lorsque le premier hululement se fit entendre. J'intimai immédiatement à Skinfaxi d'accélérer. Nous devions parcourir le plus de terrain possible tant que les rayons du soleil parvenaient à se frayer un chemin à travers les branchages.
Malgré la pression qu'exerçaient mes talons sur ses flancs, mon cheval n'augmenta pas la cadence. Son excellente endurance lui avait permis de tenir le rythme intense que je lui imposais depuis des heures, mais il commençait à arriver à sa limite. Sa respiration haletait ; sa robe luisait de sueur. Il n'allait sûrement pas tarder à s'ébrouer et à ralentir... Je lui aurais accordé une pause en temps normal, mais chaque seconde nous était comptée. L'idée que Lunixa passe une nuit de plus entre les mains de son ravisseur me rendait malade, attisait le feu qui brûlait dans mes veines. Aussi, me penchai-je vers lui et caressai son encolure humide.
–Allez, mon grand, encore un effort. Lunixa a besoin de toi.
Il secoua la tête dans un hennissement, puis, comme s'il m'avait compris, ses foulées s'allongèrent.
Un large ruisseau se dressa sur notre chemin trois-quarts d’heure plus tard. Mort de soif, Skinfaxi se jeta dessus sans demander son reste. Je ne l’en empêchai pas – il l'avait amplement mérité – et descendis de selle pour le soulager. Mon regard inspecta les alentours assombris par le crépuscule, puis se leva vers le ciel. Les premières teintes bleu nuit s'y installaient, accompagnées de quelques étoiles. Ma langue claqua contre mon palais. J'aurais voulu poursuivre mes recherches sans interruption mais j'allais devoir retrouver le Marquis Marcus pour faire le point. C'était ce que nous avions convenu avant de nous séparer.
Nous repartîmes lorsque Skinfaxi eut fini de se désaltérer.
L'obscurité avait presque totalement envahi les bois quand j'atteignis le lieu de rendez-vous. Le Marquis arriva quelques minutes plus tard, deux lièvres sur l'épaule. Son visage impassible ne me donna pas la moindre indication sur le résultat de ses recherches. En revanche, le mien devait refléter toute la colère qui m'habitait car il déclara :
–Vu votre air sombre, j'imagine que vous n'avez rien trouvé.
–Non. Et vous ?
–Non plus.
Il descendit de selle et observa les alentours.
–Que voulez-vous faire à présent ? Les chevaux ont besoin de repos.
Je ne pouvais pas le contredire ; ils risquaient de se fouler une cheville si nous les poussions trop. Cependant, il était hors de question de ne rien faire de la nuit. Je ne voulais pas non plus perdre de temps en retournant auprès des soldats qui avaient dû arriver une paire d'heure après nous et installer un centre de commandement à l'orée des bois. Me déplacer en pleine forêt dans le noir ne me posait aucun problème et puisqu'il était un soldat chevronné, cela devait être aussi le cas du Marquis.
–Je pense que l'on devrait poursuivre les recherches en se relayant. L'un de nous peut rester avec les montures et en profiter pour se reposer un peu, pendant que l'autre continue d’avancer durant deux trois heures.
–Ça me semble être un plan correct. Mais avant que le premier ne parte, nous devrions manger.
J’acquiesçai. Nous n'allions déjà pas dormir, nous ne pouvions nous permettre de perdre trop de force.
Nous nous rendîmes près d'un cours d'eau afin que les chevaux puissent boire à leur guise. Tandis que le Gardien dépouillait et vidait les lièvres, je libérai leurs chevilles des bandes qui les protégeaient, inspectai l'état de leurs sabots, puis m'occupai du feu. La fumée ne risquait pas de trahir notre présence ; la lumière lunaire était très faible en raison des nombreux nuages qui couvraient le ciel. Je me servis de mon pouvoir pour forcer les flammes à grandir. Le crépitement des branches retentit en un instant. Ce bruit eu l'effet d'un baume sur mon être et mon regard se perdit dans la danse des langues ignées, leurs nobles ondulations, leurs couleurs chatoyantes, leur lueur rassurante et apaisante... Je me rendis soudain compte que j'y avais porté la main, les avais effleurées du bout des doigts, en les sentant se répandre sur mes phalanges. Par réflexe, je faillis les éteindre mais je me retins au dernier moment. J'avais besoin de la force qu'elles me procuraient.
–C'est impressionnant.
Mes muscles se crispèrent. Même si le Marquis Marcus était au courant de ma nature, je n'étais pas aussi à l'aise qu'avec Lunixa et Magdalena à l'idée de lui exposer mes capacités. Il me fallut une profonde inspiration pour me reprendre.
–Vous en faites tout autant avec l'air, lui rappelai-je.
Il s'assit face à moi et plaça le fruit de sa chasse au-dessus du feu.
–Oui, mais n'importe qui peut toucher l'air.
Il n'avait pas tort. Le feu était le seul élément que personne ne pouvait toucher sans risque. Avant d'hériter de mes pouvoirs d'Élémentaliste, jamais il ne me serait venu à l'esprit de plonger la main dans un brasier.
Je jetai un œil aux flammes sur ma paume, puis la plaçai au-dessus des lièvres pour accélérer la cuisson. Je voulais repartir au plus vite.
–Le manoir va être plus difficile à trouver que prévu, avertis-je le Marquis pendant qu'il inspectait le tranchant de son stiletto pour tuer le temps. Je n'ai pas réussi à le voir depuis le ciel, donc il n'est pas au centre d'un espace dégagé mais au cœur de la forêt, enfoui sous la végétation.
Les sourcils soudain froncés, il quitta son arme des yeux et les plongea dans les miens.
–Depuis le ciel ? répéta-t-il.
–Je me suis téléporté dans les airs pour avoir une vue d'ensemble sur les bois.
Cette annonce parvint à faire naître un subtil éclat de surprise dans son regard.
–Voilà une utilisation intelligente de votre pouvoir. C'est la première fois que j'entends un Voyageur s'en servir de cette façon. Pour ma part, je n'ai rien senti.
–Quel est votre rayon de détection ?
–Si je pousse au maximum, un kilomètre.
Mon corps se figea.
–Un kilomètre... de diamètre ?
–De rayon.
Je cillai plusieurs fois, interdit. Peut-être n'aurais-je pas dû être si surpris sachant qu'il était capable d'arracher un pouvoir en quelques secondes, mais c'était bien plus important que tous les Gardiens que je connaissais. Son sixième sens étaient encore plus affûtés que la lame de ses armes.
Et il lui permettrait de détecter l'Horloger de loin.
Les flammes du feu et sur ma peau s'embrasèrent à cette pensée. Depuis le début, je craignais que cette ordure viole Lunixa à cause de la profession de ces autres victimes et le Marquis n'avait pas apaisé mes peurs en me parlant de son pouvoir. La capacité de manipuler l'horloge biologique des êtres vivants... Je n'en revenais toujours pas qu'une telle race ait un jour exister au sein de notre espèce, qu'elle ait pu tomber dans l'oubli. Ce salopard se servait-il de son pouvoir sur ses victimes ? Mon estomac se noua. Je connaissais Lunixa, elle ne se laisserait pas faire, alors s'il utilisait ses capacités pour punir les dissidentes ou juste pour s'amuser... Quel âge auraient les filles quand nous les retrouverions ?
Ne pouvant plus attendre, je pris l'un des deux lièvres, en coupai un morceau et le portai à mes lèvres. Il était à peine cuit.
Après un repas silencieux, le Marquis accepta de prendre le premier tour de garde. Je l'en remerciai, puis confectionnai une torche rudimentaire avec ce que nous avions sous la main avant de m’enfoncer dans la forêt.
Le loup qui hurla au loin ne ralentit pas mon pas.
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