Chapitre 10 - Partie 1

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LUNIXA


  L'obscurité m'entoure.

  Il fait si sombre que je ne vois rien, pas même mes propres mains. Pourtant, je sais parfaitement où je me trouve. Le doux parfum de l'humus embaume l'air ; les feuilles mortes craquent sous mes pieds nus ; l'écorce d'un arbre effleure mes doigts ; le murmure d'un ruisseau me parvint au loin ; les feuillages bruissent sous le souffle léger d'un vent estival... Pour la première fois depuis des semaines, je me sens bien, apaisée. Même s'il fait déjà nuit noire, je ferme les yeux et laisse cette atmosphère se répandre en moi, imprégner les profondeurs de mon être, me libérer de toutes mes inquiétudes et mes craintes... me purifier.

  C'est si calme...

  –Vite, Éli, dépêche-toi !

  Mes paupières se rouvrent aussitôt. Interdite, je scrute la forêt. Elle ne me semble plus du tout aussi paisible à présent, au contraire ; son atmosphère rassurante s'est complètement envolée depuis ce cri. J'ai désormais l'impression d'avoir été avalée par les ténèbres, d'étouffer, la poitrine écrasée par toute cette noirceur.

  Cette voix... C'était celle de... Non, impossible, pourquoi seraient-ils ici, au beau milieu des bois, en pleine nuit ?

  Le craquement d'une branche retentit à ma droite. Au même moment, le voile obscur qui nappait la forêt se lève. La maigre lumière de la lune se déverse sur les bois, les plongeant dans une ambiance plus inquiétante encore. Par contraste avec la faible lueur, chaque ombre paraît plus sombre que l'autre, plus sombre que les ténèbres elles-mêmes. Elles semblent prêtes à prendre vie pour engloutir les impudents qui fouleraient ces lieux et les conduire dans un endroit où jamais plus, ils ne verraient la lumière du jour.

  Un nœud se forme dans mon estomac. De plus en plus inquiète, je me tourne vers l'origine du bruit. Mon regard se pose sur deux petites silhouettes.

  Alexandre et Éléonora.

  Mais que font-ils ici ?!

  Si leur présence en ces bois m'inquiète déjà beaucoup, ce n'est rien en comparaison de leur attitude et de leur état. Leurs vêtements ont été lacérés par des branchages ou des ronces ; ils sont à bout de souffle et ne cessent de jeter des coups d’œil paniqués dans leur dos. Ma fille a même les joues striées de larmes.

  N'y réfléchissant pas deux fois, je cherche à les rejoindre, à les appeler. Mais à peine ai-je ouvert la bouche qu'une main se plaque sur mes lèvres et que mon dos rencontre le torse d'un homme.

  –Allons, ma douce, il ne faut pas parler. Nous sommes seulement ici pour regarder.

  Le murmure de l'Horloger me pétrifie et j'ai soudain l'impression de me trouver face à un tableau mouvant. Mes enfants courent devant moi et je suis leur progression alors que je ne bouge pas. Ils sont si proches qu'il me suffirait de tendre la main pour les toucher, mais j'en suis incapable. Les mots de mon ravisseur m'ont changée en statue et je ne peux que rester simple spectatrice de la scène qui se déroule sous mes yeux.

  En jetant un nouveau coup d’œil derrière elle, Éléonora ne voit pas la racine que son frère enjambe en un saut et trébuche. Un gémissement m'échappe. Elle s'est écorchée les mains et le visage dans sa chute. Alerté par le bruit et son cri de surprise, Alexandre s'arrête immédiatement et la rejoint en vitesse.

  –Ça va ?

  Elle secoue la tête.

  –Non... J'ai... J'ai peur...

  La mâchoire de mon fils se contracte.

  –Ne t’inquiète pas, je suis là, essaie-t-il de la rassurer. Tu n'as rien à craindre. Alors viens, il faut y aller.

  Il lui tend la main pour l'aider à se redresser. Au même instant, une voix grave s'élève.

  –Capitaine, j'ai leurs traces, ils sont passés par là !

  L'horreur déforme les traits de mes enfants. Mon sang se glace dans mes veines. Par la Déesse, ils sont pourchassés !

  –Regarde bien, me susurre l'Horloger, c'est ici que les choses intéressantes commencent.

  Le bruit de chevaux lancés à grands galops brise le silence environnant. Terrifié, Alexandre tire sa sœur pour la forcer à se relever, puis reprend sa course sans lui lâcher la main.

  Ils courent. Ils courent sans plus se retourner, sans plus se lâcher, sans plus chercher à retenir leurs larmes. Une horde de cavaliers est à leurs trousses et ils n'ont personne pour les aider, personne à part eux-mêmes.

  Mon cœur se lance dans une course aussi effrénée que la leur.

  Les sabots des chevaux sont de plus en plus proches ; à l'extrémité de mon champ de vision, derrière eux, la lueur d'une torche se dessine peu à peu. Mes enfants les entendent et la voient aussi, alors ils accélèrent, poussant leur petit corps au-delà de leurs limites.

  Un tronc. Un énorme tronc leur barre soudain la route. Sans perdre une seconde, Alexandre fait la courte échelle à sa jumelle pour la faire passer de l'autre côté, puis l'escalade à son tour. Arrivé de l'autre côté, il lui reprend la main et ils se remettent à courir. Mais le temps qu'ils franchissent cet obstacle, leurs poursuivants se sont dangereusement rapprochés. Les torches éclairent désormais les environs et leur lueur semble avoir donné vie aux ombres. Ces dernières s'enroulent autour de mes enfants, tels des serpents venimeux prêts à planter leurs crocs dans leur chair, déverser leur poison dans leurs veines.

  Alexandre et Éléonora ont à peine le temps de parcourir dix mètres qu'un cavalier saute par-dessus le tronc qu'ils viennent de traverser et fond sur eux. Ils ont beau courir aussi vite que possible, leurs petites jambes ne peuvent leur permettre d'échapper à un destrier lancé à pleine vitesse. Le cavalier, un soldat de l'armée illiosimerienne, les rattrape en une poignée de secondes. L'Horloger étouffe mon cri lorsque cet homme se penche sur le côté et arrache ma fille de la main de son jumeau.

  –Éli !

  –J'ai la Princesse, hurle le soldat à l'intention de ses collègues.

  Un torrent de larme déferle sur le visage d'Éléonora

  –Alex ! Alex ! Alex !

  Sans se rendre compte du danger, Alexandre se jette sur le cheval et le rue de coup.

  –Rends-moi ma sœur ! Rends-moi ma sœur !

  Les restes de la cavalerie les rejoint et l'un des soldats récupèrent mon fils en pleine course. Alors qu'Éléonora a cessé de lutter et tremble comme une feuille contre le soldat qui l'a capturée, Alexandre n'a pas abandonné et se débat de toutes ses forces entre les bras de son ravisseur.

  –Lâchez-nous !

  –Calmez-vous, Altesse ! s'exclame celui qui le tient. Nous cherchons seulement à vous ramener auprès de votre grand-père, Sa Majesté.

  –Non, c'est pas vrai, c'est pas vrai, c'est pas vrai ! On n’est pas des Altesses et vous voulez pas nous emmener au Roi ! Vous voulez nous exécutez !

  Face au regard lourd de sens que les soldats lancent à leur supérieur, l'Horloger bloque à nouveau mon cri.

  Non, non, non, non !

  La capitaine passe un message silencieux à l'un de ses hommes. Ce dernier sort une petite fiole de sa poche, déverse son contenu sur un morceau de tissu, puis le plaque sur le visage d'Alexandre.

  Je ne peux contenir mes larmes plus longtemps. Alexandre se bat jusqu'à la dernière seconde mais il ne peut lutter éternellement contre le somnifère. Son corps cesse de gesticuler dans les bras du cavalier.

  –A... Alex, sanglote Éléonora.

  Le soldat armé du somnifère se tourne vers elle. Elle tente de reculer, en vain.

  –Non... Non... Lunixa... Lunixa.

  Entendre mon nom entre ses lèvres me brise le cœur. Je voudrais les prendre dans mes bras, les rassurer, les protéger, mais l'Horloger me tient toujours contre lui, dans un état de pétrification absolu. Je ne peux rien faire à part les regarder être drogués, puis sombrer dans le l'inconscience.

  Mes trésors...

  Sur un ordre silencieux, les soldats repartent, emmenant avec eux mes enfants. Cette fois-ci, je ne les suis pas et les observe s'éloigner de moi sans pouvoir les retenir. Je n'ai toutefois pas besoin de les accompagner pour savoir où ses hommes les conduisent. S'ils connaissent leur véritable identité, ils savent que ce sont des bâtards. Et même l'ascendance royale de mes enfants ne peut les protéger du sort réservé à ces personnes.

  La paume de l'Horloger ne parvint à taire complètement mon hurlement déchirant.

  Lorsque les soldats disparaissent, engloutis par la forêt, il me tourne soudain vers lui et plonge son regard dans le mien.

  –Hé oui, ma douce. Un tel secret finit toujours par éclater. Tes enfants vont mourir et ce sera ta faute.

  –Arrêtez...

  –Ils vont être exécutés sur la place publique, avoir la tête tranchée !

  –Arrêtez !

  Une lueur dangereuse s'allume dans ses yeux.

  –Tu veux que j'arrête tout ça ? Très bien, pour toi, ma douce, je vais le faire. Mais ça va être à ma manière.

  Comment ?

  Je n'ai pas le temps de me poser la question plus longtemps. Nous surgissons brusquement devant les cavaliers. L'Horloger me libère de son étreinte, tandis que les soldats tirent sur les rênes pour arrêter leur monture. L'Horloger n'attend pas qu'ils aient ralenti pour se jeter sur eux. D'un simple touché, il fait tomber hommes et chevaux en poussières. Le souffle coupé, je fixe les restes du bataillon et mes enfants, inconscients, au milieu de ces particules grisâtres.

  L'Horloger m'adresse un sourire terrifiant.

  –Plus que deux détails à régler, susurre-t-il.

  Puis il s'approche d'Alexandre et Éléonora.

  Mon cœur cesse de battre.

  –Noooooooon !

  Ses mains se posent sur leur front.

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