Chapitre 20 - Partie 1
KALOR
Aucun de nous ne prononçait un mot. Lancés à vive allure dans la forêt, nous enchaînions kilomètre après kilomètre en silence, accompagnés par le soleil levant qui éclairait de plus en plus notre chemin. Les tremblements et sanglots de Lunixa se tarirent à mesure que nous avancions, jusqu'à disparaître complètement au bout d'une paire d'heures. Je ne rappelai toutefois pas mon pouvoir afin de conserver le cocon rassurant que sa chaleur avait instauré autour d'elle. Je gardai également nos doigts liés, mon bras autour de sa taille, et continuai à tracer des cercles sur le revers de sa main. Ce n'était presque rien, mais en cet instant c'était tout ce que je pouvais faire pour l'aider à aller mieux.
Au bout de cinq heures de chevauchée, un tressaillement secoua Lunixa. Les contours d'une demeure encore cachée parmi les conifères venait d'apparaître devant nous.
–C'est... croassa-t-elle.
–Le manoir, complétai-je. Une équipe l'a trouvé cette nuit.
Elle étouffa un sanglot.
–Magdalena...
–Elle va bien. Elle et les filles de plaisir vont bien, la rassurai-je. Les soldats ont pris soin d'elles et ils ont déjà dû les conduire hors de la forêt.
Portant une main à ses lèvres et resserrant ses doigts sur les miens, Lunixa se remit à pleurer. Je faillis arrêter Skinfaxi pour la prendre dans mes bras, l'étreindre plus tendrement, la consoler. Mais je me contentai d'embrasser ses cheveux. Nous étions presque arrivés.
Une silhouette ne tarda pas à se découper au milieu des arbres, suivie d'une autre, puis d'une autre, puis encore une autre. Les soldats avaient envahi les environs depuis mon départ. Le cavalcade de nos chevaux attira l'attention de ceux qui montait la garde et ils se tournèrent vivement vers nous, main à leurs armes. Les plus proches nous reconnurent tout de suite.
–Son Altesse est de retour ! lança l'un d'eux. La Princesse est avec lui !
Le message fut retransmis et nous suivîmes son sillage jusqu'aux portes du manoir.
–Apportez-moi de quoi la couvrir, la nourrir et l'hydrater, ordonnai-je en descendant de selle. Et s'il y a un médecin parmi vous, faites-le venir.
–À vos ordres.
Trois soldats partirent les exécuter tandis que je me tournais vers Lunixa. Elle me tenait toujours la main et essuyait ses larmes.
–Viens, ma chérie.
Elle renifla, puis, les yeux toujours baissés, elle bascula ses jambes du même côté. Je libérai sa main pour la prendre par la taille et l'aider à gagner la terre ferme. Ses doigts s'accrochèrent à mes épaules tout du long. Lorsqu'elle se tint debout face à moi, ses jambes flageolèrent sous son propre poids. Mon estomac se noua. Ne supportant pas de la voir ainsi, je glissai un bras sous ses genoux, l'autre derrière son dos, et la décollai du sol. Elle se pelotonna immédiatement contre mon torse.
–Par ici, votre Altesse, fit l'un des hommes dans le hall.
J'entrai dans le manoir et le suivis à travers les couloirs, le Marquis Marcus sur les talons. Des planches de bois épaisses jonchaient le sol sous les fenêtres qu'elles condamnaient autrefois. La peinture décrépie se craquelait et recouvrait le parquet au pied des murs. Une odeur de renfermé épaississait l'air malgré les fenêtres ouvertes. Cette dernière s'amenuisait à l'approche d'une pièce. Une cuisine. Les effluves d'un ancien repas l'emplissaient encore et se répandaient dans le couloir, rendant l'air plus respirable.
À notre arrivée dans la pièce, un soldat déposa une assiette pleine de petits sablés sur la table, tandis qu'un autre découpait des fruits. Un verre d'eau et un de lait avaient également été préparés. Celui qui venait de servir les biscuits tira la chaise à mon approche. J'y installai Lunixa. Une minute entière s'écoula sans qu'elle ne fasse le moindre geste. La tête baissée, rentrée dans ses épaules, elle restait parfaitement immobile.
–Lunixa ?
Elle se recroquevilla encore plus, puis secoua la tête. Le poids qui opprimait ma poitrine s’alourdit. La main sur son épaule, je m'accroupis pour essayer de croiser son regard, en vain.
–Lunixa, s'il te plaît, mange un peu. Je ne peux pas...
Je ne peux pas te regarder t'affamer, te laisser dépérir.
Ces derniers mots restèrent coincés dans ma gorge. Je ne parvenais à les prononcer de vive voix.
Lunixa ne réagit pas. J'avais cru ne pas l'avoir atteinte mais, après quelques secondes, ses yeux se tournèrent lentement vers moi. Pour la première fois depuis que je l'avais retrouvée, elle osa me faire face. Son regard était encore fuyant, cependant, il revenait à chaque fois sur moi.
Je passai une main sur sa joue avec tendresse, veillant à ne pas lui faire mal.
–S'il te plaît, Nix.
Elle opina faiblement, puis porta son attention sur son assiette. Mes épaules retombèrent lorsqu'elle croqua enfin dans un biscuit. Elle picorait plus qu'elle ne mangeait, mais c'était un début.
Elle n'était arrivée qu'à la moitié de son premier sablé lorsqu'un nouveau soldat entra dans la cuisine, une cape dans les bras. J'interrompis le repas de Lunixa pour la couvrir. Elle resserra les pans du manteau autour d'elle, s'assura qu'il dissimulait bien ses jambes presque dénudées.
–Merci, murmura-t-elle.
Je passai une main dans ses cheveux, puis embrassai sa tempe alors qu'elle se remettait à manger. Peu de temps après, un autre soldat avec un caducée brodée sur les manches de son uniforme arriva. Le médecin. Je lui fis signe de patienter, le temps que Lunixa finisse son assiette, ses verres et les fruits. Elle le fit bien avec ses boissons et sa salade. En revanche, il restait encore plusieurs biscuits lorsqu'elle s'arrêta.
–Tu n'en veux plus ? m'assurai-je.
Elle secoua la tête. Même si j'aurais préféré qu'elle mange plus, je n'insistai pas. Comprenant qu'il pouvait intervenir, le médecin s'approcha de nous et posa une sacoche sur la table tandis que les autres soldats quittaient la pièce. Seul le Marquis Marcus, adossé au mur de la cuisine depuis le début, resta avec nous. Après un rapide coup d'œil à Lunixa, le médecin se tourna vers moi.
–Il vaudrait mieux qu'elle se lave avant que je l'examine, déclara-t-il, pour que je vois mieux ses blessures.
J'assimilai cette information d'un hochement de tête, puis aidai Lunixa à se lever avant de la reprendre dans mes bras. Guidé par un soldat, je montai au troisième étage. Peintures récentes, dorures aux murs et aux plafonds, tableaux de toutes sortes, riches tapis au sol... La différence avec les autres paliers était si grande qu'on aurait pu se croire dans une autre demeure.
Pourtant, quand nous pénétrâmes dans une chambre afin d'accéder à la salle de bain, j'eus l'impression d'être de retour aux étages inférieurs. La peinture était de nouveau écaillée et le mobilier bien loin de la richesse des couloirs que nous venions de parcourir. La colère gronda en moi à la vue des sept lits de fortune disposés le long des murs. Était-ce ici que Lunixa et les autres avaient été enfermées ?
Arrivé dans la salle de bain attenante, je déposai Lunixa devant la douche. On lui apporta de quoi se changer. Une robe trouvée avec d'autres vêtements.
–As-tu besoin d'aide ? m'enquis-je.
Elle tressaillit.
–Je... non. Non. Je peux le faire... toute seule.
–Tu es sûre ? (Elle opina.) Très bien. Si jamais ça change, appelle-moi. Je serais derrière la porte.
Je n'avais aucune envie de la laisser seule après ce qu'elle venait de traverser, alors que je venais de la retrouver, mais je pris sur moi et sortis de la pièce.
–Votre Altesse ? m'interpella le médecin. Lorsque votre femme nous rejoindra, je m'occuperais de ses blessures mais je ne suis pas habilité à l'examiner plus en détail. Le docteur au point de commandement s'en chargera.
Le feu dans mes veines s'embrasa d'un coup. Ce violent changement d'humeur fit reculer le praticien d'un pas. Il n’ajouta rien, se contenta de s'incliner, puis quitta la chambre, me laissant avec le Marquis Marcus. Ce dernier ferma la porte pour nous isoler.
–Altesse, vous devriez respirer. Rien ne dit que votre femme...
–Et si c'est le cas ? m’emportai-je.
Il ne me répondit pas, il n'en avait pas besoin. Nous savions tout deux ce que cela signifierait. Si Lunixa avait été souillée par l'Horloger, peu importe qu'elle n'ait pas été consentante, elle le payerait de sa vie.
Le regard du Marquis glissa vers la porte dans mon dos, puis il rouvrit celle qui donnait sur le couloir.
–Vu l'état de votre épouse, je garderais espoir. Ses blessures ne sont pas celles d'une victime. Ce sont celles d'une femme qui a lutté pour sa vie et son honneur.
Il me laissa sur ces mots et referma la porte derrière lui. Je voulais le croire. Dame Nature, je priais pour qu'il ait raison ! pour que Lunixa n'ait pas eu à traverser une telle épreuve, ne soit condamnée pour un crime qu'elle n'avait pas commis. Cependant, le doute continuait de s'insinuer en moi encore et encore. Pourquoi n'y avait-il pas de différence entre une relation extra-conjugale consentante et un viol aux yeux de la loi ? Pourquoi la victime d'une telle agression devait-elle payer pour le crime de son bourreau ? Cela n'avait aucun sens. Je ne savais même pas s’il s’agissait d’un ordre de Dame Nature ou d’une décision humaine. Que devrais-je faire si l'Horloger avait forcé Lunixa ? Cette idée me tuait. Si je la perdais...
Je serrai les poings à m’en faire blanchir les jointures.
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