Chapitre 24 - Partie 3
Nous ne prononçâmes pas un mot de plus jusqu'à la salle à manger. Je forçai de nouveau Kalor à avancer à un rythme lent, retardant le plus possible notre arrivée afin de me préparer à l'épreuve à venir.
Pourtant, j'eus beau faire, une fine couche de sueur froide recouvra instantanément mon dos quand les valets postés devant la pièce ouvrirent les portes.
–Son Altesse, le Prince Kalor Talvikrölski, annonça d'une voix forte le page à l’entrée de la salle, et sa femme, Son Altesse, la Princesse Lunixa Talvikrölski.
De nombreux visages se tournèrent vers nous. Des visages appartenant pour certains à des personnes qui m'avaient connue autrefois. Le Duc et la Duchesse Aligas, le Comte Delekino, le Comte Janos... Arès. J'avais l'impression d'avoir été projetée dans le passé.
Kalor salua les convives d'un geste de la tête, puis me guida jusqu'à ma place et s'installa à ma droite. Les conversations reprirent autour la table. Valkyria, assise en face de moi, m'offrit un sourire sincère que j'eus du mal à lui retourner. Il ne restait plus que deux chaises de libre à part celle du Roi. Une à côté de ma belle-sœur et l'autre... à ma gauche.
Par pitié...
Les portes s'ouvrirent à nouveau.
–Le Général Marcus, annonça le page, représentant de sa Majesté Zeus VII, Roi d'Illiosimera, Sa Majesté Odin VI, Roi de Talviyyör et son Altesse, le Prince Thor.
Même en continuant de fixer droit devant moi, je sus avant que César ne s'asseye qu'il serait mon second voisin de table : Thor s'installa à la droite de sa sœur, ne laissant que la place à côté de moi de disponible.
–Princesse, me salua mon parrain.
Ma bouche s'assécha. Serrant les poings, je me tournai vers lui.
–Général.
Je reportai tout de suite mon attention sur mon verre. Les valets de table virent servir les entrées une petite minute plus tard. Les odeurs me donnèrent mal à la tête. Les mouvements des domestiques, véritable ballet autour de nous, était étourdissant. Je me sentais tellement mal à l'aise que j'eus du mal à manger mon assiette. Heureusement, les discussions s'étaient raréfiées dès que l'orchestre à cordes avait commencé à jouer.
Alors que j'avais prévu de fixer mon verre pendant tout le repas, lorsque le plat principal – du rennes marinés – fut servi, je risquai un coup d'œil vers Arès. Mes yeux se rebaissèrent aussitôt. Comme autrefois, son regard vif et perçant semblait être capable de voir et décortiquer n'importe quoi, y compris les nombreux secrets qui recelaient sous ma peau.
La tension dans mes muscles s'accentua encore à l'arrivée du dessert : des roses en chocolat blanc avec des fruits finement nappés de sirop d'érable. Si j'avais su que les deux Marcus feraient partie de la délégation, jamais je n'aurais prévu de dessert pareil ! Même si ma fleur était en massepain et que la ressemblance avec celle des autres était frappante, rien ne garantissait qu'ils ne pouvaient voir la supercherie. Et ils savaient tous deux que je ne pouvais manger de chocolat. La peur me noua tant l'estomac que j'en perdis l'appétit et n'osai pas y toucher. Je pus à peine avaler une framboise et deux myrtilles.
–Tu n'as plus faim ? me demanda discrètement Kalor.
–Non, désolée.
–Ce n'est rien. Ne te force pas.
Les valets revinrent quelques minutes plus tard pour débarrasser la table. Mes épaules se détendirent légèrement en voyant la rose disparaître sur la desserte. Pour se retendre juste après, lorsque la voix de César s'éleva.
–Votre Majesté, cela vous dérangerait-il si la Princesse Lunixa et moi-même allions prendre le café dans une autre pièce, afin de pouvoir discuter en privé.
Mon cœur s'emballa. De quoi voulait-il me parler ? Pourquoi avions-nous besoin d'être seuls ?
–Pas le moins du monde, Général, répondit le Roi. Lunixa, pourquoi ne le conduiriez-vous pas à votre bureau ? Votre secrétaire s'assurerait que personne ne vous dérange.
–Bien sûr.
Ma voix ressemblait à peine à un murmure. Mon pouls pulsant à un rythme fou à mes tempes, je me levai, puis quittai la pièce, César sur les talons.
Un domestique posa un plateau avec deux tasses remplies et une coupole de sablés sur la table basse.
–Avez-vous besoin d'autre chose, Princesse ? me demanda-t-il.
J'aurais voulu que ce soit le cas, afin de le retenir et d’éviter la discussion avec mon parrain. Hélas, je n'avais rien d'autre à lui dire.
–Non, ce sera tout, merci. Vous pouvez disposer.
Il s'inclina, puis sortit de mon bureau. Je tressaillis en entendant la porte se refermer, m'emprisonnant seule avec César.
–Je… Je vous en prie, l'invitai-je après un moment de silence, installez-vous.
–Merci, Princesse.
Il s'assit, puis prit sa tasse après moi. Occuper mes mains allait les empêcher de trembler.
–Comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il.
Mes doigts se serrèrent autour de l'anse.
–Depuis que votre... fils m'a secouru, mieux. Mais je suis encore un peu sous le choc des récents événements. Aussi, je tiens à m'excuser si je parais... distante et effrayée sans raison.
–Allons, Princesse, vous n'avez pas à vous excuser pour cela. Personne ne se serait sorti indemne d'une telle épreuve. Vous avez déjà fait preuve de beaucoup de force et de courage en vous présentant au déjeuner dès votre retour.
Mon angoisse s'atténua imperceptiblement. J'avais désormais une excuse pour mon comportement fuyant, aussi fausse fusse-t-elle.
–Merci pour votre compréhension, Général.
–C'est tout naturel. (Il prit quelques gorgées de café.) Puis-je vous poser quelques questions ?
Mon cœur manqua un battement.
–À… à quel propos ?
–De vous. (Je me figeai.) Même si vous êtes désormais une princesse talviyyörienne, vous restez une Illiosimerienne. Sa Majesté Zeus tient à s'assurer de votre bien-être.
L'espace d'un instant, l'incrédulité balaya ma peur. Mon père m'avait mariée de force à un inconnu mais il se demandait comment je me portais ? Il ne manquait pas de toupet ! Que se passerait-il si je racontais à son Général les menaces qui pesaient au-dessus de ma tête, les tentatives de meurtres et de viols auxquelles j'avais échappé depuis que l'on avait de nouveau posé une couronne sur ma tête ? Rien, il ne se passerait rien.
Et puis, il n'y avait pas eu que du négatif.
–Que voulez-vous savoir ? demandai-je d'une voix lointaine.
–Comment s'est passé votre mariage arrangé ?
Il ne s'était pas encore déroulé huit mois depuis ce jour, pourtant mes souvenirs semblaient remonter à une éternité.
–Et vous pouvez me parler en toute sincérité, Princesse, ajouta César. Rien de ce que vous direz ne sera rapporté au Roi Odin.
–Le début a été... très difficile.
–Pourquoi ?
–Sa Majesté m'a forcé la main et je suis née roturière, comme vous devez le savoir.
–Tout à fait.
–Je ne m'étais même jamais rendue au palais d'Illiosimera. Alors pour quelqu'un comme moi, se retrouver brusquement propulsée au rang de princesse, dans un autre royaume... C'était beaucoup.
–Qu'en est-il à présent ?
–Je commence à m'y habituer.
–Et êtes-vous bien traitée ? Si je fais fi de vos blessures dont je connais la provenance, vous me semblez beaucoup trop maigre pour votre bien. Sans vouloir vous offenser.
Je fis tourner la tasse entre mes doigts.
–J'ai seulement du mal à conserver mon poids. Je suis bien traitée.
À mon soulagement, César ne me demandait pas d'approfondir mes réponses et poursuivis son interrogatoire. Je passai bien des vérités sous silence.
–Votre mari ?
Un fin sourire se dessina sur mes lèvres.
–C'est un homme bon et il a toute ma confiance. Je tiens beaucoup à lui.
Mon parrain sourit à son tour.
–Et il tient beaucoup à vous, assura-t-il. (Je haussai les sourcils.) J'étais présent quand il attendait que sa Majesté Odin l'autorise à vous chercher et j'ai vu la flamme qui brûlait dans ses yeux. Votre époux semblait prêt à défier quiconque se mettrait en travers de sa route. Même son père.
Mes lèvres s’incurvèrent encore. Je n'avais aucun mal à imaginer le feu dont il parlait. Ce feu si doux, si chaleureux et si dangereux qui coulait dans ses veines.
–Puis-je déduire de votre sourire que malgré l'arrangement, vous vivez un mariage heureux ? demanda César.
–Il y a des hauts et des bas comme dans tout couple, et ma famille me manque cruellement mais, oui. Je suis heureuse avec Kalor.
–Vous m'en voyez ravi.
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