Chapitre 25 - Partie 1
LUNIXA
L'esprit tourné vers la lettre entre mes mains, je traversai les couloirs jusqu'aux portes de mes appartements sans réfléchir ou remarquer les personnes alentours. Toujours par pur automatisme, je les ouvris et gagnai ma chambre. Mon regard s'attarda un instant sur l'enveloppe, puis je la posai sur la table de nuit avant de sortir la petite voiture. Mes yeux passèrent de cette relique à la missive, de la missive à la relique. Deux rappels de l'existence de mes enfants. Les savoir si proche d'Arès me comprima à nouveau la poitrine. Mes poumons eurent du mal à se remplir. Je ne pouvais les détruire, mais je ne pouvais pas non plus les garder ici tant qu'il serait au château ; autrement, je n'aurais de cesse de m'inquiéter qu'il les trouve et découvre la vérité.
Alors que devais-je en faire ?
« J'espère que tu as pu trouver ou que tu trouveras bientôt une personne avec qui tu peux parler et te confier en toute sincérité, comme tu le faisais avec moi. »
La voix de Giulia résonnait dans mon esprit, comme si elle m'avait elle-même dit ces mots, comme si elle était présente avec moi et essayait de me conseiller.
Quelqu'un de confiance...
Même si elle n'était pas au courant de tout, il y avait bien une personne vers qui je pouvais me tourner et qui accepterait peut-être de m'aider.
Malgré l'appréhension, ma décision était prise. Je récupérai une sacoche dans la penderie, puis y glissai la voiture et la lettre. J'y ajoutai aussi deux livres que j'avais apportés d'Illiosimera. Il s'agissait de mes romans préférés et Arès le savait. Ces quatre biens compromettants profondément enfouis dans mon sac, je quittai mes appartements. Il ne me restait plus qu'à me rendre en ville à présent.
Ne sachant où se trouvait Kalor et ne voulant perdre mon temps à le chercher à l'aveugle, je redescendis à la salle à manger et interrogeai un garde en fonction près de la pièce.
–Sauriez-vous où s'est rendu mon mari après le déjeuner ?
–Il me semble qu'il a conduit les hommes de la délégation visiter le complexe d'entraînement.
Cette réponse me fit grimacer. S'il y était vraiment, j'allais avoir du mal à le rejoindre. Cependant, je ne perdais rien à essayer. Je remerciai le soldat, puis m'y rendis.
Lorsque j'arrivai là-bas et que les gardes qui en surveillaient l'accès virent que je m'approchais, ils s'inclinèrent.
–Princesse, que pouvons-nous faire pour vous ?
–Mon mari est-il à l'intérieur ?
–Tout à fait.
Je me pinçai les lèvres.
–Puis-je entrer ? tentai-je.
Surpris, ils cillèrent plusieurs fois, puis s'interrogèrent mutuellement du regard.
–Les femmes qui ne font pas partie de l'armée ne sont pas autorisées à entrer, votre Altesse, me rappela celui de droite.
–Je le sais, mais c'est pour une urgence. Il faut que je le voie maintenant.
Ils se jetèrent un autre coup d'œil incertain.
–Ordre de la princesse, m'empressai-je d'ajouter, sentant qu'ils allaient de nouveau chercher à m'en dissuader.
Leurs traits se tendirent mais ils m'ouvrirent enfin les portes. Je masquai mon soulagement – je n’étais pas certaine que cette précision allait fonctionner –, puis franchis le seuil du complexe. Sur un accord silencieux avec son collègue, l'un des soldats m'emboîta le pas.
Contrairement à ce à quoi je m'attendais, le bâtiment semblait désert. Les différents espaces d'entraînement étaient vides et il n'y avait pas un bruit à part un tintement métallique lointain. Des coups d'épées ? Et où étaient-ils tous passés ? Guidé par cet unique son, je m'enfonçai dans le complexe. Il s'intensifiait de plus en plus à mesure que j'avançais. En tournant à un angle du bâtiment, je compris enfin où se trouvaient les soldats. Ils avaient mis leur entraînement en pause pour assister à la joute à l'origine des tintements métalliques.
En entendant le bruit de mes talons sur le sol, certains hommes à l'extrémité du cercle jetèrent un coup d'œil dans leur dos. Leurs yeux s'agrandirent dès que leur regard se posa sur moi. Ils me fixèrent un moment, sans bouger, puis s'écartèrent pour me laisser passer. Je fronçai les sourcils. Pourquoi me faisaient-ils place ? Intriguée, je m'avançai et fendis la foule jusqu'à arriver jusqu'au premier rang. Mon souffle se coupa. Figée sur place, je n'arrivai pas à croire ce qui se déroulait sous mes yeux.
Un violent coup d'épée résonna. Je revins à moi dans un sursaut.
Kalor et Arès... se battaient.
Cela n'était peut-être que d’une joute amicale, comme il y en avait parfois lors de la venue d'invités, pourtant ils étaient loin de se retenir. J'avais déjà vu Arès se battre. Entraîné depuis sa plus tendre enfance par son père, engagé dans l'armé à ses treize ans, il avait été forgé pour être l'élite de l'élite et déjà à l'époque, j'étais ébahie par ses prouesses au combat. Ces dernières me paraissaient pourtant bien faibles en comparaison à celles d'aujourd'hui. Il n'avait pas beaucoup gagné en force brute, mais il était devenu encore plus rapide, encore plus habile, encore plus agile. Quant à Kalor... Je n'avais jamais douté de ses capacités, mais il était encore plus fort que tout ce que j'avais pu imaginer. La puissance et la précision de ses coups me faisaient frémir. Même si sa carrure était plus imposante que celle d'Arès, il faisait aussi preuve d'une vivacité incroyable.
Un frisson me traversa en le voyant esquiver une contre-offensive. Mon regard ne cessait de jongler entre eux ; ces deux hommes si différents et si identiques à la fois. Alors que tous dans leur physique et leur façon de se battre semblaient les opposer, leurs forces se compensaient et ils se livrait une lutte des plus serrées. J'étais incapable de dire qui allait s'en sortir vainqueur. Et d'après les murmures des soldats alentours, je n'étais pas la seule.
Le Prince ou l'étranger ?
–Le fils du Général Marcus est impressionnant.
Surprise par cette voix toute proche, je m'arrachai à leur danse de fer et me retournai vivement. Mon beau-frère se tenait à côté de moi.
–J'ai rarement vu Kalor aussi acculé, avoua-t-il.
Je reportai mon attention sur le combat. Arès était en train de prendre le dessus.
–Le jeune Marcus devrait cependant rester sur ses gardes, continua Thor. Mon frère n'a pas encore sorti sa dernière carte.
Mon regard se concentra sur Kalor. Quelques secondes après les mots de son aîné, je le vis soudain changer son épée de main, inversant brutalement son style de combat. Ce brusque changement prit Arès de court. Il s'empressa de modifier sa position pour parer mais n'y parvint pas à temps. Le coup de Kalor lui arracha son épée des mains et elle tomba par terre en tintinnabulant. Un profond silence seulement interrompu par leur respiration saccadée. Mes poumons relâchèrent tout l'air qu'ils contenaient.
–Voilà sa botte secrète, m'expliqua Thor. Malgré leur entraînement, les soldats ont toujours une main qu'ils maîtrisent moins bien que l'autre. Mais pas Kalor.
–Parce qu'il est ambidextre, murmurai-je.
–Exactement. Grâce à cela, peu importe avec quelle main il guide son épée, ses capacités n'en sont pas affectées. Devoir s'adapter d'un coup à un changement total de style alors qu'on se bat avec le même adversaire est très difficile.
Après le final auquel nous venions d'assister, je le croyais sur parole.
–Et encore, tu devrais le voir avec deux épées à la main, ajouta mon beau-frère.
Le combat étant fini, les soldats repartirent à leur entraînement respectif et certains lancèrent des serviettes humides à Kalor et Arès. Ils étaient tous deux luisants de transpirations.
–Au fait Lunixa, que fais-tu ici ? Les gardes n'auraient même pas dû te laisser mettre un pied ici, me rappela Thor en regardant celui qui m'avait accompagné.
–Ne le blâmez pas, s'il vous plaît. Je voulais parler à Kalor et je leur ai forcé la main. Je ne m'attendais pas à tomber sur un tel spectacle.
–Je vois... Raccompagnez-là dans le château, ordonna-t-il au garde. Je vais prévenir mon frère.
–Bien, votre Altesse, répondit l'intéressé. Princesse, si vous voulez bien me suivre.
Je ne cherchai pas à négocier et lui emboîtai le pas. Les espaces vides que j'avais vus en arrivant étaient maintenant remplis. Certains hommes s'échauffaient, d'autre faisaient des tours du complexe, tandis que d'autres encore commençaient déjà à se battre. Quelques femmes se trouvaient aussi ici. Contrairement à ce que je pensais, elles évoluaient parmi leurs homologues masculins et partageaient les mêmes exercices au lieu de suivre un entraînement spécialisé. Alors que nous étions presque arrivés à la sortie, j'aperçus du coin de l'œil les archers et arbalétriers. Des souvenirs enfouis depuis longtemps ressurgirent sans que je puisse les en empêcher. Toutes les heures que j'avais passées avec Arès dans la forêt, où il m'avait enseigné à tirer à l’arbalète, se rejouèrent en un battement dans mon esprit. Il m'avait entraîné pendant un an, jusqu'à ce que des nobles venus chasser me surprenne arme à la main. Mon père était entré dans une colère noire en l'apprenant. Il m'avait consignée dans mes appartements pendant deux semaines, sans droit de visite, et Arès avait eu une mise à pied d’un mois. Pourtant, chaque soir, il était venu me voir en cachette.
Les soldats tirèrent. Le bruit des traits fendant l'air et se plantant dans une cible me ramena à l'instant présent. Je m'empressai de rattraper mon retard sur le garde. Lorsque nous sortîmes enfin du complexe, un poids dont je n'avais pas conscience délesta mes épaules. Je pris une franche inspiration afin chasser les derniers vestiges de mon passé, puis m'adossai au mur, paupières closes.
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