Chapitre 27 - Partie 3
Freyja, Magdalena et son époux poussèrent tout trois une profonde expiration.
–Je vais la mettre au lit, déclara le commandant en prenant Madame Raspivitch dans ses bras.
Je me sentis à mon tour respirer lorsqu’elle disparut dans le couloir. Kalor revint brusquement à lui et s'agenouilla pour me regarder.
–Tu vas bien ? s'inquiéta-t-il. Que s'est-il passé ?
–Ma mère a fait une crise, déclara Magdalena en se frottant nerveusement le bras. Je suis vraiment désolée.
–Elle ne vous a pas fait de mal ? s'assura Freyja en grimaçant, une main contre sa tempe.
–Non, je... (Je me raclai la gorge.) Elle m'a fait peur mais je vais bien. Elle m'a juste parlé et ne m'a pas touchée, comme elle te l'avait promis.
Ses mots continuaient cependant à s'entrechoquer avec force dans mon esprit. Elle m'avait appelée Créatrice, comme le Lathos d'il y a neuf ans et l'Horloger. Pourtant, contrairement à eux, elle n'avait pas voulu me tuer. Elle m'avait même mise en garde. Mais pourquoi m'avait-elle appelé ainsi ? Elle ne m'avait pas vu utiliser mes pouvoirs. Si c'était vraiment ce que j'étais, comment pouvait-elle être au courant ? Elle avait aussi dit que j'étais une Stracony, comme mon ravisseur. Que signifiait ce terme à la fin ? Et qui était Néant ?
Je tressaillis en sentant une main se poser sur mon épaule et revins à la réalité. Magdalena me regardait d'un air gêné.
–Ne faites pas attention à ce qu'a pu vous dire ma mère, me dit-elle d'une voix peu assurée. Elle a complètement perdu la raison et raconte n'importe quoi à longueur de journée.
Était-elle vraiment folle ? Ses mots concordaient pourtant avec ceux des autres. J'étais perdue.
–Viens, ma chérie. Tu devrais boire un peu, tu es très pâle.
Je n'argumentai pas et laissai Kalor me ramener dans le salon, suivie de Magdalena et Freyja. Cette dernière nous quitta au premier étage, pour rejoindre le commandant et contrôler l'état de Madame Raspivitch.
Arrivée en bas, je m'installai sur la première chaise qui m'offrit son assise et acceptai le verre que me tendit Kalor. L'eau fraîche eut toutefois peu d'effet.
–Ça va mieux ? s'assura-il, en passant une main réconfortante dans mon dos.
–Oui...
Ni lui, ni Magdalena ne crut à ce piètre mensonge. Ne voulant pas leur parler de mes doutes, je vidai un second verre en étudiant la pièce. Une photo retint mon attention. Magdalena, sa mère et un homme que je supposais être son père avait été immortalisés dessus.
–Que lui est-il arrivée ? m'enquis-je.
Magdalena suivit mon regard et un sourire triste s'étira sur ses lèvres quand il arriva sur le cadre. Elle alla le chercher, puis revint s'asseoir auprès de nous. Voir le cliché de plus près me permit d'estimer quand il avait été pris : Magdalena avait l'air d'avoir quinze ans. Quant à Frigg... Elle n'avait rien de la femme ingénue que j'avais rencontrée. Elle ressemblait plutôt à une femme d'une quarantaine d'années tout à fait normal.
–Les Liseurs, murmura Magdalena. Tout le monde pense nous connaître, mais personne ne se doute de la véritable étendue de notre pouvoir.
–Que voulez-vous dire ? fit Kalor.
Plusieurs secondes passèrent avant qu'elle ne reprenne la parole.
–Les pensées et émotions sont les deux facettes auxquelles n'importe quel Liseur peut accéder. Cependant, à l'instar des autres races, nous ne sommes pas tous aussi puissants les uns que les autres. Et seuls les plus forts d'entre nous peuvent accéder à la troisième et dernière facette. Celle qui est lié aux individus sans l'être totalement.
–Qu'est-ce donc ?
–Les lignes du temps.
Ces quatre petits mots nous heurtèrent avec la puissance d’une déferlante.
–Les quoi ? souffla Kalor.
–Les lignes du temps, répéta Magdalena en caressant le verre du cadre. Le passé, le présent, et le futur.
–Une telle chose existe ? murmurai-je, interdite.
Elle opina.
–Si je me concentre assez, je peux les voir aussi. Elles courent parmi nous sans que nous ayons conscience de leur présence, s'enroulent autour de chaque être vivant, de chaque objet…
–Par la Déesse.
Kalor se passa une main dans les cheveux, dépassé.
–Puisque vous pouvez les voir... Vous pouvez donc les lire ? s'enquit-il.
–En effet, mais je ne l'ai jamais fait, assura-t-elle d'une voix lointaine, le regard perdu sur la photo. Malgré nos pouvoirs proches du divin et notre résistance plus importante que les humains, les Lathos restent des hommes. Notre esprit n'est pas fait pour un tel savoir.
Ses doigts s'arrêtèrent sur le visage de Frigg.
–Mais même en sachant cela, ta mère l'a fait ? déduisis-je.
Son masque d'indifférence se fissura et un sourire crispé fendit ses lèvres.
–La curiosité est un vilain défaut, déclara-t-elle. Depuis que j'ai parlé à ma mère de ces étranges rubans qui nous entourent, elle n’a cessé de me mettre en garde : jamais je ne devais y toucher et les lire, ou j'en perdrais la tête. Pourtant elle l'a fait. Pour une raison que j'ignore et que je ne saurais jamais, elle l'a fait. (Des larmes gagnèrent ses yeux.) J'ignore aussi si c’est arrivé d'un coup, ou si cela s'est fait progressivement. Peut-être aurais-je pu l'arrêter avant qu'elle n'atteigne le point de non-retour si c'était le cas. Quoiqu’il en soit, elle a lu ces lignes interdites et a fini par en perdre la raison. Le jour où c’est arrivé, elle a tué mon père dans sa folie, alors qu'il ne cherchait qu'à l'aider.
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