Chapitre 38
LUNIXA
Mon cœur s'était arrêté de battre. Mes poumons ne se remplissaient plus. Tout mon être se trouvait pétrifié dans un état d'horreur absolue.
Arès... Arès me tenait contre lui. Je sentais ses doigts autour des miens, sa main sur ma taille, son regard sur moi.
Par la Déesse comment pouvais-je me trouver dans une telle situation ? Il n'avait pas participé à la galopade ! Je m'en étais assuré avant de suivre Kalor ! Avec les changements de partenaires réguliers de cette danse, jamais je ne m'y serais jointe s'il n'était pas resté à l'écart. Le risque de l'avoir pour cavalier, même pour quelques secondes, était trop important.
Alors comment…
Une vive inspiration gonfla soudain ma poitrine. Arès venait de me libérer de ses mains.
–Je suis navré de vous avoir surpris, Princesse. L'homme qui aurait dû se trouver à ma place semble avoir fait un faux pas.
Son attention se détourna de moi pour aller se poser sur un point dans son dos. À une lenteur qui n'avait rien de naturel, je ramenai les bras le long de mon corps et jetai un coup d'œil dans la même direction. Le noble face à qui j'aurais dû être, que j'avais brièvement remarqué en virevoltant avec mon précédent partenaire, s'écartait en effet d'une démarche boitillante. Arès l'avait simplement remplacé pour le soulager et éviter à la formation d'être déséquilibrée ? La soudaine absence d'un participant plongeait toujours le danseur qui se retrouvait sans partenaire dans l'embarras. Et les passes de la danse m'avaient menée près du mur contre lequel Arès se tenait au moment où la galopade avait commencé. Il avait dû lui suffire de quelques pas pour se glisser parmi nous.
Cette situation n'était donc qu'un affreux concours de circonstance ?
–Merci... de m'avoir soustraite à ce désagrément, murmurai-je du bout des lèvres.
Je reculai d'un pas alors qu'il inclinait la tête. Au même moment, l'orchestre entonna une waltzenger[1]. Arès releva les yeux vers moi et se courba en me tendant la main. Je me figeai.
–Princesse, me feriez-vous l'honneur de cette danse ?
–Je…
Une poigne se referma brutalement sur ma poitrine. Je ne pouvais lui dire non ; rien ne justifierait mon refus. Je n'avais réservé cette danse à aucun homme, il était le seul à me la proposer, une soudaine fatigue ou un soudain mal-être serait trop flagrant… Ma respiration se raréfia. Je n’avais pas le choix.
Luttant contre mes tremblements, je posai ma main au creux de la sienne.
–Tout le plaisir serait pour moi, Marquis.
Il me remercia d'un geste de la tête, puis, refermant ses doigts sur les miens, il me rapprocha de lui. Mon pouls se mit à battre à tout rompre.
Danse... Tu dois danser.
Tel un automate, je me mis à bouger lorsqu'Arès exécuta le premier pas. Mon corps avait pris le contrôle de mon être : il maîtrisait les passes de la waltzenger, connaissait la façon de danser d'Arès, se rappelait ses indices précédents chaque pas... Je n'avais pas à réfléchir.
Tourner avec lui. Faire un pas en arrière. Revenir vers lui. Me rapprocher davantage et glisser ma main en bas de son dos. Tourner encore. M'écarter légèrement et ramener ma main sur son épaule. Faire quelques pas de côté. Réaliser un léger renversé. Le lâcher. Lever mon bras et le poser contre le sien. Exécuter une série de pas sur place. Lui reprendre la main...
–Les rumeurs à votre sujet ne vous faisaient pas éloges, Princesse, souffla-t-il en me ramenant contre lui. Vous êtes encore meilleure cavalière qu'elles ne le laissaient sous-entendre.
Ce commentaire me sortit de mon état second. De peur, je faillis baisser la tête, mais me retins de justesse et mon regard resta fixer à la lisière de ses yeux.
–Quand on sait que vous n'avez pas eu la chance d'avoir une éducation noble avant vos quatorze ans, poursuivit-il. Cela force le respect.
Mon souffle se fit encore plus court.
–Tout le mérite revient à mes précepteurs.
–Ils ont sans conteste fait un admirable travail, mais vous ne devriez pas vous effacer devant eux, Princesse. Ils ne seraient parvenus à vous transformer en la noble accomplie que vous êtes si vous n'aviez pas redoublé d'efforts. En outre…
Il me fit tournoyer seule, puis me ramena derechef contre lui avant de continuer.
–Deux d'entre eux semblent avoir commis une grave erreur.
Mon cœur manqua un battement.
–Une… Une grave er…
Il m'inclina soudain en arrière, me coupant dans ma phrase, puis me redressa d'un coup. Ses yeux happèrent aussitôt les miens.
–Vos précepteurs de piano et de chant, déclara-t-il.
Ma gorge se noua douloureusement, comme si des doigts venaient de se refermer autour. De plus en plus paniquée, je voulus m'arracher à l'intensité de ses yeux transperçant, en vain. Aussi sûrement que les carreaux de son arbalète atteignaient leur cible, ses singulières prunelles dorées m'avaient harponnée et n'avaient aucune intention de me lâcher.
–Que sous-entendez-vous par-là ? demandai-je dans un souffle.
–J'étais présent durant votre quatre-mains, Princesse. Vous êtes l'une des meilleures pianistes qu'il m'ait été donné d'entendre. Quant à vos prouesses vocales, l'admiration qui transparaît sur le visage de vos sujets à l'évocation du concert de Dame Nature parle d'elle-même ; et il y a de quoi les comprendre. Une chanteuse dotée d'une tessiture comme la vôtre...
Les murs semblaient se refermer sur moi. Le regard toujours plongé dans celui d'Arès, j'avais de plus en plus de mal à respirer. Sa voix était calme, posée, mais chaque mot qui franchissait ses lèvres se répercutait dans mon esprit avec la violence d'une déferlante. Les barrières que j'avais dressé pour me protéger de mon passé se fissuraient à chaque impact et de vieux souvenirs jaillissaient à travers les brèches. Arès, assis à mes côtés sur le banc en velours molletonné, m'écoutant jouer du piano. Arès, les yeux fermés, adossé à un mur, s'imprégnant de mon chant. Arès, installé dans une loge de l'opéra de Xemxes, les sourcils haussés en me découvrant sur scène à l'ouverture des rideaux, lors de ma première prestation au concert du Renouveau…
–Vos précepteurs auraient dû parler de vous, conclut-il. Une jeune femme aussi talentueuse n'aurait jamais dû rester dans l'ombre. Il était de leur devoir de professeur de vous amener à vous produire en société et éventuellement sur scène.
Je me forçai à inspirer ; la tête commençait à me tourner.
–Dame Nanourisma et le Duc Kordès n'ont commis nulle erreur, Marquis, le contredis-je avec difficulté. Ils n'ont fait que respecter ma volonté. Vous n'êtes pas sans savoir que je souhaitais m'engager dans la voie du célibat. (Il opina, sans me quitter des yeux.) Repoussé les hommes attirés par la richesse de ma famille ou désireux d'être celui qui me ferait revenir sur le chemin du mariage était déjà assez difficile ainsi, alors imaginez ce qu'il en aurait été s'ils avaient eu vent de mes capacités musicales. Les musiciennes sont des femmes très prisés. D'autres nobles se serraient intéressés à moi ; certains auraient redoubler d'efforts...
–Il est vrai.
–Vous devez donc comprendre pourquoi j'ai expressément demandé à mes professeurs de pas dire un mot à mon sujet. M'exposer à la lumière aurait pu réduire mes chances de rester célibataire.
À bout de souffle, je repris une faible inspiration. Dame Nature... J'avais cru ne jamais arriver au bout de ma phrase. Je n'en revenais pas d'avoir réussi à parler autant alors que la peur me nouait la gorge et qu'il me fixait toujours de son regard pénétrant.
Mon malaise empira encore face au silence qui succéda mes mots. Dans le battement de cils qui suivit, Arès me fit soudain tourner et mes yeux furent arrachés aux siens. Un poids délesta ma poitrine et je réussis à remplir mes poumons. Mais je n'eus pas le temps de baisser les yeux. Dès qu'il me ramena à lui, son regard saisit à nouveau le mien ; ma poitrine se resserra vivement. L'intensité qui s'y reflétait n'avait pas diminué : elle était toujours aussi forte qu'il y a un instant... Toujours aussi forte qu'il y a huit ans.
–Je n'avais effectivement pas songé aux conséquences secondaires d'une telle exposition, admit-il. Je vous prie de bien vouloir me pardonner d'avoir accusé et décrié vos précepteurs à tort, Princesse, et de vous avoir offensée par cette erreur.
Vraiment ? Lui qui était capable de prédire une succession d'actions à partir de simples gestes n'avait pas vu l'ensemble du tableau ? Le célibat lui avait-il fait oublier les qualités que recherchaient les jeunes hommes en quête d'épouses ? Cette mission l'avait-elle fatiguée plus que je ne le pensais ?
Son visage inexpressif ne me donna aucune réponse. Si son regard semblait transpercer le mien afin d'atteindre mon âme et lire en moi, il était de son côté impénétrable. Comme il en avait toujours été. Essayer de le déchiffrer relevait de l'impossible. Depuis sa plus tendre enfance, on lui avait appris à ne rien laisser transparaître, quelle que soit la situation. Même lorsque nous étions seuls, au palais ou dans la forêt, il m’avait parfois été difficile de savoir à quoi il pensait. Et quand nous avions...
Le souvenir de son visage alors qu'il se mouvait en moi envahit brusquement mon esprit. Mon cœur trébucha dans sa course effrénée.
Non... Danse... La danse... Concentre-toi sur la danse.
Toujours incapable de détourner le regard, je me sentis de nouveau partir dans un état second. Ma tête se vida de toutes pensées, l'image de son air impassible s’effaça comme dans un nuage de fumée, et je finis par le fixer sans vraiment le voir. Mon corps avait repris le contrôle de mon être.
Cinq pas sur le côté. Me pencher vers la droite. Me redresser. Tournoyer seule. Revenir vers lui. Glisser la main en bas de son dos et me rapprocher. Tourner ensemble...
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[1]Danse mélangeant des pas de valse et de tango
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