KALOR

  Un sourire malicieux aux lèvres, Valkyria profita d'un léger relâchement de mes doigts pour libérer sa main. Je n'eus d'autre choix que de m'écarter d'elle, de placer mon bras contre le sien, puis d'effectuer plusieurs pas sur place, exécutant la passe qu'elle m'avait obligé à faire. Cependant, après l’avoir réalisée, elle ne fut pas assez vive et je repris les rênes de la danse. Mère nous gourmanderait si elle surprenait notre manège. Depuis le début de la waltzenger, nous nous en disputions discrètement le contrôle. Ce jeu était tout à fait contraire au protocole – l'homme devait mener et la cavalière suivre –, mais nous nous y prêtions presque une fois par bal depuis notre enfance. Et ce soir n’échappa guère à la règle. Val avait ouvert les hostilités au premier accord de l'orchestre.

  –Toujours pas repérés ? m'enquis-je après l'avoir fait tourner.

  Val détourna son regard du mien pour jeter un œil par-dessus mon épaule.

  –Non, père et mère sont...

  Son air mutin disparu d'un coup.

  –Val ?

  Ses lèvres retombèrent et elle fronça les sourcils. Ce changement ne me rassura pas du tout.

  –Bon sang, Valkyria, qu'y a-t-il ?

  –Je ne suis pas sûre... Lunixa me semble étrange.

  Comment ?

  Me servant d'une passe, je nous fis pivoter tous les deux sur le côté et scrutai les danseurs alentours. L'incompréhension me frappa dès que mon regard se posa sur Lunixa. Ses pas suivaient à la perfection ceux du Marquis Marcus ; ils étaient même si synchronisés qu'elle semblait prédire les passes suivantes avant que son cavalier ne fasse le moindre geste. Cette harmonie, couplée à la façon dont ils se fixaient sans se quitter des yeux, dégageait une alchimie qui ne me plaisait pas vraiment, mais ce n'était pas pour cette raison que l'espièglerie de Valkyria s'était volatilisée.

  Aucune émotion ne transparaissait de Lunixa. Son expression joyeuse, l'éclat dans ses yeux, son sourire... Tout avait disparu. Son visage était devenu aussi stoïque que celui du Marquis. Quant à ses mouvements...

  –Elle avait dansé de la même façon lors de votre mariage, me fit remarquer Valkyria.

  –Je sais.

  Je ne l'avais pas vraiment regardée cette nuit-là, mais je l'avais sentie : j'avais eu l'impression d'avoir une marionnette entre les mains. Ses mouvements n'avaient pas manqué de grâce et d'élégance, mais elle n'avait manifesté aucune vie.

  Exactement comme ce soir.

  Sous sa vénusté à nulle autre égale, elle évoluait de façon mécanique.

  Que se passait-il ? Elle était encore si souriante durant la galopade. Le Marquis avait-il abusé de la proximité de cette danse et eut un geste déplacé ? Non, il semblait respecté parfaitement les pas. De plus, connaissant Lunixa, elle n'aurait pas hésité une seule seconde à le repousser s'il s'était permis le moindre écart. Dans ce cas, avait-il dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Même s'ils ne parlaient pas, ils avaient pu le faire. Mais quels mots auraient bien plus la mettre dans un tel état ? Elle semblait s’être complètement effacée.

  Le feu dans mes veines s’agita. Je n’avais qu’une envie : la rejoindre et comprendre ce qu’elle avait, mais je ne pouvais m’arrêter sans attirer l’attention. Je dus faire preuve de tout mon sang froid pour continuer de danser, même en la gardant à l’œil.

  Deux minutes… Il restait juste deux minutes…