Chapitre 54 - Partie 1
KALOR
La fin de la journée se déroula dans une atmosphère à peine moins tendue qu'avant notre départ pour Lumipunki. Même si j'avais l'habitude de mentir pour protéger ma nature, revêtir un air furieux et regarder Lunixa avec inimitié à notre retour n'avait rien eu de plaisant. Je ne pouvais même pas laisser tomber complètement ce masque dans mon bureau et devais le porter à chaque fois qu'Edgar ou un visiteur entrait. Le rictus suffisant que ma mère m'avait adressé durant le dîner avait aussi grandement contribué à occulter le soulagement que j'aurais dû ressentir à l'idée que Lunixa ne soit pas enceinte. Seule la pensée de savoir qu'elle allait manquer de s'étouffer avec d'ici une ou deux semaines, quand les résultats du nouveau test la forceraient à le ravaler, avait empêché mon sang de s'enflammer.
Mais plus que le rôle que je devais jouer ou le comportement de ma génitrice, c'était l'attitude de Lunixa qui me travaillait et m'inquiétait. Chaque fois que je me retrouvais seul avec mes pensées, ces dernières dérivaient vers elle. Vers son visage vidé de toutes couleurs quand je lui avais appris la nature du Marquis Marcus. Vers l'effroi que j'avais lu dans son regard quand je l'avais retrouvée dans la salle de bain avec Frigg, juste avant notre départ.
Avec tout ce qu'il s'était passé aujourd'hui et la nuit agitée qu'elle avait passé, il était tout à fait normal qu'elle soit à fleur de peau – le contraire aurait même été étonnant. Cependant, Frigg s'était juste amusée à faire semblant de jeter sa bague et à faire « les yeux qui font peur ». Cela me paraissait trop peu pour que Lunixa soit aussi effrayée, même si elle était fragilisée et cette expression plus inquiétante que je ne l'aurais reconnu. Elle avait fait face à bien pire qu'une femme aliénée qui semblait voir en elle la huitième merveille du monde. Elle avait aussi démontré à plusieurs reprises qu'elle arrivait à interagir avec la mère de Magdalena malgré son esprit dérangé, lui parlant comme elle le ferait avec un enfant.
Frigg lui avait-elle dit quelque chose pour la mettre dans cet état ? Sa fille avait beau nous avoir conseillé de ne pas faire trop attention à ce qu'elle disait, tout ce qui franchissait ses lèvres n'était pas dénué de vérité et il devait parfois être difficile de ne pas l'écouter. Si elle avait évoqué les jumeaux...
Quant à sa réaction à la nature du Marquis Marcus... Lunixa avait évoqué les liens qu'il entretenait avec la famille royale. Était-elle inquiète que des Lathos se tiennent si près du trône d'Illiosimera ? Que l'un d'eux en ait presque rejoint la royauté ? Cette situation n'était pas sans rappeler celle de ma mère et cette dernière n'aurait pu donner pire exemple de la proximité entre mon espèce et le pouvoir. L'idée qu'un équivalent de la Cause existe aussi à Illiosimera lui avait-elle traversé l'esprit ?
Toutes ces questions me taraudaient déjà depuis tout à l'heure, mais en la voyant se mettre à pleurer, je n'avais pas insisté. Je n'y avais pas réfléchi à deux fois. Je préférais attendre un peu et prendre sur moi pendant quelques jours, le temps qu'elle se repose et se remette de ses émotions, plutôt que de l'interroger tout de suite et la bouleverser encore plus. La journée avait déjà été assez éprouvante. Aussi bien pour elle que pour moi.
La nuit venue, cette fatigue et l'envie de la retrouver me poussèrent à quitter mon bureau de bonne heure malgré le retard dans mes dossiers. Je fis un rapide crochet par mes propres appartements pour me laver et me changer avant de gagner ceux de Lunixa. Mes sourcils se froncèrent dès que j'y mis un pied. Avec l'obscurité qui régnait en maître dans le salon, la lueur qui filtrait autour du rideau de la chambre ressortait comme l'éclat d'un phare au cœur de la nuit. Que faisait-elle encore debout ? De bonne heure signifiait minuit, dans mon vocabulaire. Je m'attendais à la trouver endormie.
Mon sang s'échauffa soudain.
Avait-elle fait un nouveau cauchemar ?
Oppressé par cette idée, je me téléportai directement au pied de son lit et mon pouvoir se calma aussitôt. Un sourire souleva même le coin de mes lèvres. Adossée au bois du lit, la tête penchée sur le côté et un livre sur les genoux, Lunixa s'était endormie en pleine lecture. Amusé, je l'observai un instant, puis récupérai l'ouvrage entre ses mains. Pour quelle œuvre avait-elle essayé de lutter contre le sommeil ? Vu les pages jaunies, il devait s'agir d'un ancien livre.
Je jetai un œil à l'intérieur et perdit aussitôt mon sourire. Dérouté, je parcourus plusieurs lignes avant de comprendre que je ne rêvais pas. Il ne s'agissait pas du tout d'un roman, mais d'un très vieil écrit sur les Lathos. Si vieux qu'il datait d'avant le début des traques.
Que faisait donc Lunixa avec un tel livre pour lecture du soir ?
Mon regard glissa sur le lourd ouvrage posé sur sa table de nuit et je le feuilletai à son tour. Cette fois-ci, il s'agissait d'un livre d'histoire sur les premières décennies post-Punition. De plus en plus perdu, je relâchai les nombreuses pages entre mes doigts. L'ouvrage se referma dans un bruit sourd qui se répercuta dans le silence de la nuit et arracha un sursaut à Lunixa. Ses paupières se soulevèrent d'un coup.
L'air hagard, elle cilla plusieurs fois, puis se tourna vers l'origine de son réveil.
–Kalor ? marmonna-t-elle d'une voix endormie. Qu'est-ce que tu... (Une lueur passa dans son regard.) Oh, je me suis endormie.
–En effet.
Se frottant les yeux dans un geste adorable, elle baissa la tête sur les draps.
–Où est mon livre ?
–Tu veux parler de celui sur les Lathos ?
Elle opina plusieurs fois avant de se figer d'un coup, le poing encore posé sur sa paupière close. Une seconde passa, puis elle tourna vivement la tête vers moi, soudain complètement réveillée. Je lui présentai l'ouvrage.
–Puis-je savoir pourquoi tu lis un tel livre ?
Sa bouche s'ouvrit, se referma, puis elle baissa les yeux. Ses doigts se mirent à triturer le tissu de la couette.
–Je faisais des recherches.
L'un de mes sourcils se haussa.
–Des recherches ? (Je reposai les yeux sur l’écrit.) Sur quoi ?
Elle se recroquevilla sur elle-même et un long moment passa. Si long que je commençais à croire qu'elle ne me répondrait pas quand elle ouvrit finalement la bouche.
–Des recherches sur le mythe dont tu as parlé chez Magdalena.
Annotations
Versions