Chapitre 57 - Partie 2
Alors qu'une lente inspiration regonflait mes poumons, je me tournai vers Lunixa. Voyant dans ce geste un signe que j'allais lui donner Baldr, elle me sourit, puis tendit les bras. Je le lui confiai presque sans la quitter des yeux. Dès que Baldr reposa contre sa poitrine, ses magnifiques prunelles turquoise se gorgèrent d'une telle tendresse… Une tendresse plus profonde encore que celle qui éclairait ses traits quand elle était en compagnie d'enfants. Une tendresse presque maternelle.
L'espace d'un instant, le nourrisson changea et je la vis porter un tout autre bébé ; petit garçon aux cheveux d'une blancheur aussi pure que les premières neiges et aux prunelles à l'éclat argenté saisissant.
Notre enfant.
Sans que je puisse l'en empêcher, mon pouvoir se déversa dans mes veines et une pointe de douleur appuya sur mon cœur. Je n'avais jamais désiré avoir d'enfants. Même lorsque j'étais avec Lokia, les attentes de la cour m'avait fait redouter le jour où j'en aurais et je n'avais souhaité qu'une chose : que ce moment survienne le plus tard possible. Et cela n'avait pas changé avec Lunixa.
Jusqu'à cet instant.
Alors que je n'avais ressenti que du soulagement quand Freyja avait annoncé qu'elle n'était pas enceinte, l'idée qu'elle ne puisse l'être avant des années opprimait soudain ma poitrine. Dire que nous allions devoir attendre au minimum encore près de cinq ans avant de fonder notre propre famille. Cinq ans avant que cette vision d'elle, notre enfant dans les bras, se concrétise. Cinq ans avant que je ne puisse les éteindre tous les deux. Si ce n'est plus. Dame Nature seule savait en combien de temps Lunixa s'adapterait à ma semence de Lathos. Aurions-nous de la chance ou allions nous faire partie des couples mixtes incapables de procréer ? Cinq ans sans enfant ne m’auraient pas suffi avec Lokia ; j’en étais arrivé à un point où j’espérais que le test de fertilité réalisé par la Cause soit faux et que j’avais moi aussi des souci de stérilité. Pas autant que mon frère, mais suffisamment pour ne pas faire d’enfant à Lokia avant une dizaine d’années. À présent, penser à ce simple chiffre bandait mes muscles. C'était trop long… beaucoup trop long...
Sentant mon attention pesée sur elle, Lunixa pivota la tête vers moi et nous nous perdîmes dans les yeux l'un de l'autre. Cela ne dura qu'une seconde, mais quoi qu'elle vit dans les miens, son regard sur moi changea. Elle qui avait été tout aussi réticente à l'idée d'être mère, venait-elle d’entrevoir à son tour un futur où nous n’étions plus seulement un couple ? Si c’était bien le cas, un voile de regret gagna ses yeux et obscurcit cette vision.
Troublée, elle détourna le regard et se reconcentra sur Baldr. L'observer le cajoler, lui murmurer des mots doux, le tenir contre elle, comme si elle avait fait cela toute sa vie, ne m'aida pas à me défaire de cette image de famille chimérique. Je n'y parvins qu'au moment où Lunixa confia notre filleul à Valkyria. Une larme de joie coula sur sa joue.
–Bienvenu dans la famille, Mirakel, murmura-t-elle en caressant sa joue rebondie.
Baldr bougea son petit nez retroussé.
Comme nous, Val le garda le temps de se familiariser avec lui, avant de se tourner pour le confier à Nicholas.
Mais ce ne fut pas face à son époux qu'elle se retrouva. En homme bien éduqué qu'il était, Nicholas avait laissé sa place à Mère, afin que celle-ci puisse prendre Baldr avant lui.
Alors que l'air se bloquait dans les poumons de ma sœur, mon cœur eut un violent battement et mon pouvoir se figea. À côté de moi, Lunixa se raidit.
Quand ma mère nous avait-elle rejoint ? Avait-elle été là durant tout ce temps ? Elle avait été si discrète depuis le début qu'aucun de nous n'avait fait attention à elle, encore sous le choc de la naissance !
–Ma chérie ? fit-elle, en réaction à l'immobilisme de Val.
La mâchoire de ma sœur se contracta. Déglutissant avec difficulté, elle reposa les yeux sur Baldr, puis me jeta un coup d'œil. J'aurais voulu la retenir, prendre notre neveu et l'éloigner de Mère, mais je ne bouge ai pas d'un cil. Tout le corps tendu à un point douloureux, je la regardai tendre Baldr à notre mère.
Une expression radieuse fendit aussitôt les lèvres de cette dernière. Mon pouvoir revint brutalement à la vie. Avec des gestes doucereux, elle l'amena contre sa poitrine, puis écarta les couvertures, à la recherche de ses doigts. Son sourire se décupla dès qu'il les referma sur son index.
–Moi aussi, je suis contente de te voir, Baldr. Oh, si seulement tu savais comme je le suis. J'attendais ta venue depuis si longtemps.
Mon pouvoir s'intensifia tant que mon sang se changea en lave. Luttant pour le contenir, je posai une main sur la taille de Lunixa et la rapprochai de moi. L'ensemble de son corps était pétrifié par l'angoisse. En face de moi, Valkyria me lança un regard alarmé.
Avec ces quelques mots, ces trois misérables phrases, Mère venait de balayer l'euphorie de la naissance et la réalité de la situation nous frappait de plein fouet.
Mathilda avait accouché et son fils portait bien la marque royale. Baldr était l'enfant légitime de Thor, un vrai héritier du trône. En un claquement de doigt, l'accalmie accordée par Ulrich durant la grosse de notre belle-sœur venait de prendre fin.
Ce bébé n'avait même pas un jour et sa vie était déjà menacé. La cible qui pesait sur lui était si grosse que je la vis se matérialiser au-dessus de lui. Aussi sûrement que je distinguais n'importe quel objet de la pièce.
Et aussi sûrement que je vis celle de Lunixa réapparaître dans son dos, plus importante que jamais.
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