Chapitre 58 - Partie 1
LUNIXA
La main posée au creux de mes reins, Kalor marchait si vite que je devais presque courir pour suivre son rythme. Je ne le lui en faisais toutefois pas la remarque. Sa tension était telle qu'en dépit de mon corsage, la température brûlante de sa paume me parvenait, renforçant mes propres angoisses. Le regard noir et le visage fermé, il semblait sur le point de perdre le contrôle et de répandre ses flammes au moindre mot qui n'irait pas en son sens.
Dans son empressement, il ne ralentit pas pour descendre les escaliers et les dévala au contraire à toute vitesse. Chaussée d'escarpins, je ne pouvais l'imiter et la pression qu'il exerçait dans mon dos manqua de me faire tomber. Je ne dus mon salut qu'à ses réflexes dignes d'un cobra. Après cette chute avortée, il finit par ralentir imperceptiblement, ce qui ne nous empêcha pas d'atteindre son secrétariat en un temps record. Saluant à peine Edgar, Kalor traversa la pièce et m'entraîna dans son bureau.
À ma grande surprise, il ne referma pas derrière nous. Il me lâcha à côté des fauteuils faisant face au sien, s'installa sur ce dernier, puis sortit de quoi écrire. En silence, je l'observai rédiger un court mot, le glisser dans une enveloppe, y apposer le sceau des Talvikrölski, puis retourner au secrétariat.
–Envoyez-moi ce pli sans attendre à Magdalena Raspivitch, ordonna-t-il à Edgar.
J'eus du mal à inspirer alors que cette fois-ci, il refermait la porte en revenant dans la pièce.
–Tu lui as expliqué la situation ? m'assurai-je.
Il opina.
–Et je lui ai demandé de revenir à partir de demain.
J'assimilai d'un hochement de tête, le cœur lourd. Magdalena nous avait plus d'une fois aider, mais l'idée de l'exposer à nouveau au danger comprimait ma poitrine. La dernière fois que je l'avais impliquée, elle s'était fait enlever. Nous ignorions certes tout de l'Horloger et n'avions pas pensé qu'une autre personne que moi puisse bloquer ses pouvoirs, mais qui savait exactement quel Lathos faisait partie de la Cause ? Valkyria m'avait expliqué qu'ils recherchaient activement à enrôler de puissants membres et qu'ils n'hésitaient pas à utiliser la force pour grossir leur rang, comme avec le jeune Télékinésiste que Kalor avait libéré, s'attirant les foudres du Marquis Piemysond.
Tout en me rejoignant, Kalor sortit un briquet, son porte cigarettes et s'en alluma une. Je n'aimais pas le voir fumer, mais pour une fois, je ne dis rien.
–Qu'allons-nous faire ? demandai-je à la place.
L'extrémité de sa cigarette rougeoya bien trop fort alors qu'il ne l'avait même pas entre les lèvres.
–Je ne sais pas, gronda-t-il en l'y portant.
Il prit une profonde inspiration, puis expira de grosses volutes de fumée blanches.
–Nous avons eu deux mois pour nous préparer à ce moment – deux foutus mois ! – et nous sommes toujours aussi perdus et exposés qu'au moment où Ulrich a annoncé son sursit.
Il jura, puis tira une nouvelle bouffée.
–Cette accalmie n'aurait dû concerner que Baldr, poursuivit-il d'une voix encore plus sombre. Même si je n'y croyais pas une seconde, il y avait toujours une possibilité que Mathilda ait trompé mon frère et que la Cause n'ait rien à faire. Mais Ulrich t'a aussi incluse. Depuis le début, il a plusieurs idées pour se débarrasser de toi et comme certaines sont liées à la naissance de Baldr, il a préféré attendre. Par la Déesse, lui qui a les couples mixtes en horreur a préféré me laisser avec toi afin d'avoir la possibilité de mettre en œuvre l'un de ces plans ! Il en était même arrivé à espérer que le bébé soit bien de sang royal pour l'appliquer !
Mon malaise s'accentua.
–As-tu une idée de ce qu'il peut prévoir ?
Sa température corporelle s'accentua tant qu'elle gagna soudain l'air alentour.
–Avant d'avoir l'esprit ailleurs avec ton enquête sur les enlèvements de la maison Irigigyès et tout ce qui a suivi, j'ai essayé le deviner. De me mettre dans sa tête, de penser comme il le ferait. Mais j'ai eu beau y réfléchir, je n'ai aucune idée de ce qu'il a prévu. (Sa mâchoire se contracta.) J'espérais avoir des nouvelles d'un ami censé surveiller la Cause, mais...
–Un ami censé surveiller la Cause ? répétai-je, stupéfaite.
Depuis quand avait-il un ami qui surveillait la Cause ? Il n'en avait jamais parlé.
Alors qu'il allait reprendre une bouffée, sa cigarette se figea à mi-chemin de ses lèvres. Il me fixa un instant, puis détourna le regard.
–Oui, murmura-t-il. Un vieil ami qui ne porte pas non plus la Cause dans son cœur. (Il releva brusquement les yeux et les plongea dans les miens.) N'en parle à personne. Je ne veux pas que l'information se propage.
–Je suis la seule au courant ?
Il opina gravement avant de grimacer.
–Il se peut que Magdalena le soit aussi si elle l'a surpris dans mes pensées, nuança-t-il, mais rien n'est moins sûr. Donc ne lui en touche pas un mot.
De nombreuses questions me brûlaient la langue à propos de cet ami – Qui était-il ? L'avais-je déjà vu ? Depuis quand gardait-il un œil sur la Cause pour lui ? – mais j’acquiesçai sans les lui poser. L'information lui avait visiblement échappée et il était clair qu'il ne souhaitait pas que j'en sache trop à son sujet. Qu'il le protège ainsi, même de moi, me montrait toutefois qu'il tenait beaucoup à lui, ce qui m'intriguait encore plus. J'avais déjà vu Kalor interagir avec bien des personnes, mais il n'avait jamais semblé particulièrement proche de quelqu'un. Le seul véritable ami que je lui connaissais était ce jeune Télékinésiste qu'il avait libéré de la Cause, Alaric. Cependant, cela remontait à huit ans.
Mon cœur manqua un battement.
Kalor ne venait-il pas justement de dire que son informateur était un vieil ami ? Et comment ce dernier pourrait-il ne pas détester la Cause après ce qu’on lui avait fait subir ?
Se pouvait-il vraiment…
–Pour en revenir à notre problème, reprit Kalor dans un nuage de fumée, les dents serrées. J'espérais qu'il me contacterait et me donnerait une piste, mais je n'ai pas eu de nouvelles depuis deux mois. Sans le moindre indice pour aiguiller nos théories, nous restons dans le noir, incapables de nous préparer. Voilà pourquoi nous ne sommes pas plus avancés qu'il y a deux mois ! Le seul point dont je suis presque persuadé, c'est qu'Ulrich va tenter de se débarrasser de toi et Baldr au même moment. Ton devenir dépendait bien trop de sa naissance pour qu'il en soit autrement et cela lui correspondrait bien de chercher à faire d'une pierre deux coups.
Un frisson me traversa à cette pensée. Je comprenais que les Lathos veuillent mettre un terme aux exécutions et cherchent à faire valoir leur droit à la vie, mais les actions de la Cause me rendait malade. Dire que ses dirigeants n'avaient pas le moindre scrupule à ôter la vie d'un enfant pour parvenir à leurs fins...
–Nous devons trouver un moyen de le protéger, déclarai-je avec détermination.
–De vous protéger, me corrigea Kalor.
–Sa sécurité doit primer sur la mienne. J'ai beau être affreusement maigre, je ne suis pas sans défense.
–Ce n'est pas une raison pour te laisser sans protection. À partir de maintenant, toi et Baldr ne devez plus rester seuls.
Mon estomac se noua.
–Pour combien de temps, Kalor ? Tant que la Cause te voudra sur le trône, ils chercheront à nous supprimer. Comptes-tu nous suivre comme notre ombre avec Magdalena et Valkyria jusqu'à la fin de nos jours pour t'assurer que cela n'arrive pas ? Ce ne serait pas vivable et tu le sais. Vous avez beau être plus résistants grâce à votre nature, vous ne pouvez nous protéger à longueur de temps sans finir par vous écrouler de fatigue. Peut-être même que le Marquis Piemysond n'attend qu'un tel moment pour passer à l'attaque.
La tension de ses épaules se renforça.
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