Chapitre 61 - Partie 1
KALOR
Le souffle d'Alaric se coupa net. Les yeux écarquillés, il nous dévisagea à tour de rôle.
–L'Élémentaliste... de la terre ?
–Oui, oui ! s'exclama Frigg en sautillant vers nous, bouteille et coupes en main. Cette fois je me trompe pas. C'est toujours le bazar dans ma tête mais je me trompe pas ! Les yeux bleus et marrons. Les cicatrices. Les cheveux tout clairs. C'est bien toi !
Plongeant son regard fou dans le sien, elle sourit de plus belle.
–Quand Freyji, Freyja va te toucher...
Alaric reporta aussitôt son attention sur l'intéressée alors qu'elle faisait de même. J'eus à peine le temps de remarqué qu'une étincelle de peur s'était allumée dans ses yeux qu'elle et moi nous retrouvâmes brusquement projetés en arrière.
Malgré le choc, mon esprit et mon corps réagirent immédiatement et je me téléportai avant de toucher le mur, alors que Freyja le percutait de plein fouet. Sur le seuil de la cuisine, Frigg s'était figée.
Voyager ne mettant pas un terme à l’impulsion dont j’avais été victime, je réapparus au centre de la pièce, à moitié allongé dans les airs, et me réceptionnai dans une roulade pour m'arrêter.
–Ric ? soufflai-je, interdit, en me redressant. Qu'est-ce que qui te...
Une pression invisible s'abattit sur moi et je tombai, un genou à terre. Freyja subit le même sort alors qu'elle se redressait.
Par réflexe, je cherchai à me téléporter pour y échapper, mais j'en fus incapable. Même si je savais qu'Alaric dépassait largement les autres Télékinésiste, j'en eus le souffle coupé. Comme je pouvais emporter un passager dans mes voyages, il fallait au moins que deux Télékinésistes m'immobilisent pour bloquer mon pouvoir. Peut-être même trois, puisque j'avais réussi une fois à entraîner Magdalena et Lunixa avec moi.
L’esprit d’Alaric était si puissant qu’il y parvenait à lui seul.
–Dieu de la terre ? murmura Frigg en serrant tout ce qu'elle avait en main contre elle comme un bouclier.
Alors qu'il s'asseyait avec difficulté, tout son visage se crispa douloureusement et il lui lança un regard paniqué. Il aurait sûrement voulu l'immobiliser aussi mais n'en fit rien. Il n'était pas en état de tous nous maîtriser. Au moindre fléchissement, il n'aurait plus assez d'emprise sur moi pour m'empêcher de me téléporter.
À la place, il lui arracha la bouteille des mains par la pensée et la fit imploser. Frigg ferma les yeux et rentra la tête dans un glapissement, mais aucun morceau ne la toucha. Tandis que le liquide bordeaux giclait de tous côtés, les débris fusèrent vers Alaric et se déployèrent tout autour de lui. La lueur de la flamme se refléta sur leur bord tranchant, les faisant paraître encore plus coupant.
–Alaric ? articulai-je avec peine.
Que lui prenait-il à la fin ?
Entouré par son bouclier de verre, il posa enfin les yeux sur moi et ce que j'y vis me prit de court : par-delà leur éclat fiévreux et effrayé brûlait un profond sentiment de trahison.
–Ne bouge pas, m'ordonna-t-il. Je ne veux pas...
S'appuyant sur le canapé, il se leva. La douleur provoquée par cet effort lui arracha un gémissement et son pouvoir vacilla. Ce ne fut toutefois pas suffisant pour me permettre de voyager.
–Je ne veux pas... te blesser, reprit-il. Même si tu m'as vendu, je ne peux pas... Pas toi.
Comment ?
L'incompréhensible sentiment de trahison dans ses prunelles se mua en remord teinté de tristesse. Sans me quitter des yeux, il se dirigea vers la porte à reculons. La peur qui transparaissait sur son visage le poussait à marcher aussi vite que possible et dans son empressement, il s'appuya trop fort sur sa jambe meurtrie.
Celle-ci ne le supporta pas et son mollet se tordit au plein milieu. Toute pression s'envola aussitôt et il s’effondra sous une pluie de morceau de verres.
–Ric !
L'estomac rongé par l'inquiétude, je me téléportai à ses côtés tandis que Freyja bondissait vers Frigg. Une brusque salve de pouvoir me cueillit à mon arrivée. Elle cependant était si faible que je ne fis qu'un pas en arrière.
–Ne... ne t'approche pas ! haleta-t-il.
Malgré son corps brisé, il essayait de se relever, de s'écarter de moi, de reprendre le contrôle des débris. Ces derniers s'élevèrent de quelques centimètres avant de retomber lourdement sur le parquet. Profitant de sa stupeur, je me jetai sur lui et le plaquai au sol. L'effroi tordit son visage déjà défiguré. Désespéré, il tenta de me donner un coup de pied. Je bloquai sa jambe avec la mienne.
–Dame Nature, mais arrête ça !
–Je n'y retournai pas !
Les morceaux de verre frémirent autour de nous.
–Alaric !
Délaissant les débris, il redirigea son esprit contre moi et tenta de se libérer. Si je sentais à peine ses attaques psychiques, j'avais du mal à le maintenir au sol en dépit de son état.
–Bon sang, mais calme-toi !
–Je te faisais confiance, ânonna-t-il. Comment as-tu pu... me faire ça ?
Je le dévisageai sans comprendre.
–Ne... me regarde pas comme ça, poursuivit-il sans cesser de se débattre. Les seuls... Les seuls à m'avoir vu sont des partisans. Je croyais les avoir tous tués, mais...
Il pensait qu'Ulrich avait finalement eu raison de moi, que j'adhérai désormais à la Cause, et que je venais de le livrer à d'autres membres, car nous avions eu l’air d’être au courant de sa nouvelle nature ?
–Par la Déesse, Ric, ce n'est pas ce que tu crois ! Nous...
Un coup plus fort que les autres me percuta en pleine mâchoire et me fit tourner la tête.
–Les garçons, ça suffit ! cria Frigg. Il faut pas se battre, c'est pas bien ! Vous allez tout casser !
–Ne bouge pas ! lui hurla Freyja.
–Mais écoute-moi à la fin ! éructai-je. (Nouveau coup.) Dame Nature, regarde-moi. (Encore un coup.) Alaric, regarde-moi !
Je relâchai brutalement mon pouvoir. La bougie s'embrasa complètement sur la table basse ; l'air autour de moi se chargea d'une chaleur étouffante ; le brasier sous ma peau l'échauffa dangereusement et gagna mes yeux, noyant leur couleur argenté sous un orange ardant.
Alaric se figea.
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