Chapitre 61 - Partie 2
Un lourd silence retomba dans la pièce. Le balancement de la pendule, le crépitement de la flamme gigantesque… Tous les bruits semblaient s’être éteints, excepté celui de nos souffles courts. Lui seul résonnait encore à nos oreilles tandis que nous nous fixions sans bouger. Ric était si choqué qu'il ne clignait même pas des yeux.
–Tu..., finit-il par murmurer.
–Oui. Alors crois-moi, je n'ai pas flanché devant Ulrich. Toute la Cause serait au courant si c'était le cas.
La bouche entrouverte, il me dévisageait comme s'il me découvrait pour la première fois. Je soutins son regard encore un instant et sans diminuer la flamme de la bougie, afin d'être sûr qu'il voie bien mes yeux et se fasse à l'idée, puis je rappelai mon pouvoir. La brusque diminution de lumière nous plongea presque dans l'obscurité. Alaric ne sembla pas s'en rendre compte. Il m'observait toujours, hébété, tandis que je m'écartais de lui. Les morceaux de verre crissèrent sous mes chaussures.
–Mais... C'est impossible, souffla-t-il pendant que je le redressais. Il y a déjà Lokia. Nous... Nous ne pouvons pas être trois à Talviyyör.
–Pas trois, quatre, intervint une petite voix.
Alaric tourna vivement la tête vers Frigg, qui retourna en vitesse se cacher derrière Freyja. À quelques mètres de nous, cette dernière toisait Alaric, une expression meurtrière au visage.
–Non, il a raison, cracha-t-elle. Il n'y en aura plus que trois, une fois que j'en aurais terminé avec lui.
–Freyja..., la mis-je en garde en me relevant.
Elle me foudroya du regard.
–Il a failli s'en prendre à Frigg comme il s'en est pris à nous, a fait exploser une bouteille à deux centimètres de son visage, aurait pu lui envoyer l'un de ses morceaux de verre...
–Il pensait avoir affaire à la Cause. Comment aurais-tu réagi à sa place ? Elle le traque depuis bien avant son Ascension !
Le pouvoir des Guérisseurs avait beau ne pas être offensif, d'une façon ou d'une autre, Freyja aurait fait la même chose. Comme nous tous !
–Tu crois que ça l'excuse ? s'emporta-t-elle. C'est ce que tu aurais dit à Magdalena s'il avait fait du mal à sa mère ? « Oh, désolée. Il pensait juste que c'était la Cause. » Même si tu n'adhères pas à leurs idéaux, tu en fait partie, Kalor ! Ils te confient certaines informations ; sa nouvelle nature aurait pu en faire partie ! Que tu sois au courant n'affirmait en rien que tu aies rejoint leur rang. Il a attaqué sans réfléchir !
–Parce que tu le crois en état de réfléchir !
Sans la quitter des yeux, je désignai Alaric, toujours assis par terre, fiévreux, exténué, la moitié du corps meurtri.
–En plus, il n'était pas seulement question de moi, enchaînai-je. Toi et Frigg aviez l'air de savoir qu'il est devenu Élémentaliste ; vous sembliez même l'attendre ! Comment voulais-tu qu'il arrive à une autre conclusion que : ce sont des partisanes ?
–Parce que tu confies souvent des personnes qu'elle recherche à des membres ?
–Vous auriez très bien pu me tromper, me faire croire que vous n'en faisiez pas partie pour que je vous accorde ma confiance.
Les traits de Freyja se tordirent encore plus. Elle ne pouvait me contredire et nous le savions tous les deux. Les mains frémissant d'une colère difficilement contenue, elle se força à inspirer.
–Malgré tout, poursuivis-je, il ne s'en est pas vraiment pris à nous. Il aurait pu nous faire du mal, nous causer de sérieuses blessures, mais il n'en a rien fait. Il nous a seulement repoussés et immobilisés. Quant aux morceaux de verres, il s'en est servi comme bouclier, non comme une arme. Il cherchait à s'enfuir.
–Puisqu'il a buté tous les partisans qui ont vu ses pouvoirs d'Élémentalistes, il n'aurait certainement pas hésité à s'en servir comme d'une arme si l'un de nous avait bougé !
–En effet, admis-je à contrecœur, mais pas dans le but de tuer, seulement pour nous arrêter. Ce n'est pas un assassin au sang-froid, Freyja. Il ne tue qu'en dernier recours et se débarrasser de nous n'aurait servi à rien puisqu'il pensait la Cause déjà au courant de sa nature. Nous avons aussi retrouvé le contrôle de la situation avant que quiconque ne soit blessé.
–Parle pour toi. Ce n'est pas ton sang qui pulse à l'arrière de ton crâne depuis que tu t'es pris un mur.
–Je suis... désolé, murmura Ric.
–Je n'ai rien à foutre de tes excuses, l'incendia-t-elle d'une voix glaciale. Si tu avais touché à un seul de ses cheveux, je serais déjà en train de me baigner dans ton sang. Alors dégage. (Mes muscles se tendirent.) Va donc crever loin d'ici si tu ne veux pas que je me charge de...
–Freyji, arrête.
Surpris par l’intervention de Frigg et la peine qui transparaissait dans sa voix, nous nous tournâmes tous vers elle. Accrochée à la manche de la manche de la Guérisseuse, elle observait Alaric d'un air chagriné.
–Le Dieu de la terre est pas méchant. Il a juste eu peur. Très peur. Ceux qui se sont détournés de leur mission lui ont déjà fait tant de mal... Il va être aussi tout seul pour sa naissance de Dieu de la terre. Alors il va encore avoir mal. Très mal... Tous ces os qui se cassent. Les craquements. L'incompréhension...
Alors qu'une larme glissait sur sa joue, elle chercha à se rapprocher de lui, mais Freyja l'en empêcha. À côté de moi, le souffle incertain de Ric était devenu encore plus laborieux.
–Tu leur as dit... ce que la Cause m'avait fait ? ânonna-t-il.
–Non, répondit Frigg avant que je n'ouvre la bouche. Je l'ai vu. Les lignes m'ont montré.
L'air perdu de Ric s'accentua.
–Que… voulez-vous dire ? Et puisque vous… vous n'êtes pas des partisanes, comment saviez-vous ce que je suis… devenu ?
–Elle a dû le deviner en voyant ton état, justifiai-je, mais ne fais pas attention à ce qu'elle raconte, elle n'a pas toute sa tête.
Frigg opina, en se tapotant le front.
–Oui. Ma tête est toute, toute, cassée.
Ces réponses n’auraient jamais satisfait Alaric en temps normal, mais ce fut le cas dans son état, à mon grand soulagement. Freyja risquait vraiment de le tuer s’il découvrait que Frigg était une Liseuse. Je m’attendais presque à ce que les questions de Ric aient ravivé l’éclat meurtrier de ses yeux.
Il n’en était rien.
Même si elle le toisait toujours avec inimité, cette lueur s’était presque éteinte quand je lui refis face. Mes muscles se relâchèrent.
–Je suis aussi désolé pour ce qu'il s'est passé, Freyja. Vraiment. Si j'avais su ce qu'il lui était arrivé, je l'aurais prévenu pour éviter tout malentendu.
–Mais tu comptes toujours me demander de le soigner, compléta-t-elle d'une voix sombre.
–Oui. Tu es la seule vers qui nous puissions nous tourner.
Son expression s'assombrit de nouveau, mais je ne me détournai pas. De longues secondes s'écoulèrent ainsi, sans que nous bougions, nous fixant dans une immobilité parfaite.
–S’il te plaît, insistai-je.
Elle baissa les yeux vers Alaric, avant de se tourner vers Frigg, qui lui tirait la manche.
–Freyji Freyja sauve les gens, murmura-t-elle en la regardant entre ses cils. Elle ne les laisse pas mourir et ne les tue pas comme Hinenui.
Qui que soit cette personne, Freyja prit une vive inspiration en entendant son nom, comme si elle avait reçu un coup, et une ombre traversa son regard. Serrant les dents, elle reposa les yeux sur Alaric.
Tout son visage se crispa.
–Fait chier !
Elle pivota d’un coup sur les talons et si dirigea vers le canapé. Une brusque goulée d'air gagna mes poumons. Je ne m'étais pas rendu compte, mais j'avais retenu ma respiration depuis que j’avais insisté.
–Elle... me laisse partir ? s'enquit Alaric lorsque je posai un genou à terre pour le porter.
–Non, elle va s'occuper de toi.
Il releva ses yeux vitreux vers moi.
–Vrai... ment ?
J'opinai, de concert avec Frigg, qui s'était rapproché en silence.
–Freyji Freyja est gentille. Elle prend toujours soin de moi.
Alors que l'intéressée hurlait à Frigg de la rejoindre, Alaric hocha de la tête et manqua de s'effondrer ; je le rattrapai en vitesse. Dame Nature, qu'aurais-je fais si Freyja avait refusé de le soigner ? Il avait puisé au-delà de ses forces pour nous immobiliser et essayer de me repousser.
Aux portes de l'inconscience, Alaric me laissa le décoller du sol sans réagir et grimaça à peine quand je le déposai sur le canapé. Malgré son air encore sombre, Freyja l'examina d'un rapide coup d'œil expert. Elle se rendit ensuite dans la cuisine pour revenir avec un couteau. Tous mes muscles se bandèrent.
–Du calme, je ne vais pas le tuer.
Elle se pencha sur le mollet d'Alaric et découpa son pantalon jusqu'à la bosse inquiétante. Je me doutai déjà de sa nature, mais l'air me manqua quand Freyja la dévoila : c'était un os. Un os qui jaillissait de sa chair. Comme si ce n'était pas suffisant, une importante plaie se découpait tout autour, comme si l'os n'avait cessé de bouger pour l'agrandir. Son faux pas de tout à l'heure n'y était pas étranger. Un flot de sang frais s'en écoulait, du pus suintait en grande quantité, un rouge tendant vers le violet teintait sa peau tout autour, les bords de la lésion étaient jaunis et gonflés. Plusieurs zones étaient même noircies.
Toute animosité déserta Freyja.
–Eh merde.
Elle se précipita vers les escaliers.
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