Chapitre 64 - Partie 2
Je compris que j'avais pensé tout haut en voyant une vague d'horreur gagné Kalor et Freyja.
–Magdalena et Frigg ne le sont pas et elles sont trop vieilles pour le devenir, rétorqua cette dernière.
–De même pour ma mère et ma sœur, l'appuya Kalor. Ma mère ne l'aurait pas caché à la Cause et elle a de loin dépassé l'âge requis. Quant à Valkyria, elle me l'aurait...
Il ne termina jamais sa phrase. J'avais beau ne pas être Liseuse, je compris tout de suite le doute insidieux qui venait de se frayer un chemin dans son esprit.
Et s'il n'était pas le seul à dissimuler sa véritable nature depuis des années ?
Valkyria exécrait la Cause et cherchait à le protéger. Si elle avait été choisie par un élément, elle ne les aurait certainement pas prévenus et elle pourrait avoir garder son frère dans l'ignorance, pour lui éviter de devoir porter le poids de ce secret.
Cette incertitude n'était hélas pas la seule que mes interrogations avaient soulevées et qui le travaillait. Sa voix n'avait certes pas manqué d'assurance lorsqu'il avait affirmé que sa mère n'était qu'une simple Lathos – ce dont je ne doutais pas non plus –, mais cela n'avait pas été le cas quand il avait déclaré qu'elle était trop vieille pour devenir Élémentaliste. Alaric et lui-même avaient été choisis alors qu'ils avaient plus de douze ans. Rien ne garantissait que les éléments ne sélectionneraient pas un autre hôte dans la vingtaine, voire plus âgé encore, à l'instar de sa mère. Malgré l'aplomb dont Freyja avait fait preuve concernant sa famille de cœur, ces exceptions pesaient aussi dans son esprit. L’appréhension miroitait dans ses yeux.
Le retour de Frigg détourna soudain leur attention du problème que j'avais involontairement mis en lumière. Insensible à la tension ambiante, elle sautilla dans les escaliers dans une robe céruléenne qui mettait en valeur sa magnifique chevelure de bronze, puis vint se placer devant moi pour me tendre un panier.
–Tiens. Comme ça tu peux aussi porter des pommes sans avoir à lever ta robe.
Cette intervention innocente brisa notre immobilité collective. Alors que je prenais la banne entre mes doigts, Freyja retira la bouilloire du feu et servit du café pour tout le monde, excepté Frigg, à qui elle prépara un chocolat chaud. Quand nous les eûmes finis, elle fit signe à Kalor de la suivre et ils se rendirent dans la remise chercher le nécessaire pour s'occuper du jardin : un faux et une cisaille. Face à mon air interrogateur, Freyja m'expliqua qu'elle ne pouvait qu'accélérer la croissance des plantes, pas la renvoyer en arrière ; et encore fallait-il que l'eau et les minéraux nécessaires soient présents dans le sol. Raison pour laquelle elle s'inquiétait de l'état du sol.
Et elle ne se trompait pas à ce sujet. Sous les hautes-herbes, la terre était toute craquelée alors qu'il avait plu la veille. C'était encore plus visible dans le potager, où rien ne la dissimulait. Y faire pousser quoi que ce soit risquait de s'annoncer difficile pour les mois à venir. À moins que Freyja ne puisse attirer des minéraux alentours pour enrichir à nouveau le sol du jardin ?
Me détournant de la multitude de légumes devant moi, je la regardai faucher l'herbe avec adresse. Kalor, pour sa part, s'occupait d'élaguer un arbre. Que dirait son père s'il le voyait effectuer une telle tâche ? Et sa mère ? Sans même savoir qu’il était Élémentaliste, elle l’élevait déjà au-dessus du commun des mortels.
Le sauveur tant attendu de leur espèce… L’espoir de tout un peuple.
De légers tiraillements sur mon jupon ramenèrent soudain à l’instant présent. Et plus précisément à Frigg, qui me fixait avec une intensité déroutante.
–Qu’y a-t-il ?
–Tu es contente, Silencieuse ?
–Contente ?
–Oui.
Elle balaya les environs des yeux avant de se pencher vers moi pour murmurer à mon oreille.
–Le dieu et la déesse de la terre se sont reconnus. Ils ne sont plus éparpillés, comme tu l’as toujours voulu. Alors tu es contente, pas vrai ? Tu n'es plus désespérée.
Je fronçai les sourcils.
–Désespérée ? (Elle opina.) Je ne suis pas désespérée.
–Si, tu l'es. Toutes les tueries, la haine, votre impuissance.... Ça te fait trop de mal. Tu vas finir par lâcher prise. Par devenir l'ombre de toi-même. Une essence vide de toute volonté. (Une larme roula sur sa joue.) C'est si triste. Tu étais si rayonnante autrefois. Comme le soleil.
Ma respiration se fit difficile.
–De quoi parles-tu, Frigg ? Je ne comprends.
–Sans soleil, pas de lumière, et sans lumière, les ténèbres règnent ; nous sommes perdus.
–Frigg ?
–Il faut retrouver espoir. Espoir, espoir, espoir. Ramener ceux qui se sont égarés sur le droit chemin. Expliquer la mission, la raison de vie. Ne plus écouter l'Imposteur. Elle va tromper tout le monde.
L'Imposteur ? N'avait-elle pas déjà employé ce terme lors d’une de mes précédentes visites ? J'avais beau faire de mon mieux pour suivre ses babilles, j’étais de plus en plus déboussolée.
–Je ne comprends pas ce que tu essayes de me dire, Frigg. Pourquoi crois-tu que je suis accablée ? De quelles raisons de vie parles-tu ? Et qui est cet Imposteur ?
–L'Imposteur ? répéta-t-elle en penchant la tête sur le côté, le regard dans le vague. Un imposteur est quelqu'un qui se fait passer pour quelqu'un d'autre.
Je pinçai les lèvres.
–Je sais bien ce que ce mot signifie, ce n'est pas ce que je deman...
Elle tourna vivement la tête sur le côté et ses prunelles s'illuminèrent comme celles d'un enfant devant ses cadeaux d'anniversaire.
–Des tomates !
Récupérant son panier déjà chargé, elle m'abandonna pour courir à l'autre bout du potager et s'agenouiller devant les fruits rouges. Je m'empressai de la suivre.
–Frigg, s'il te plaît. Pourrais-tu rester concentrée et répondre à mes questions ?
–C'est vraiment parfait. Je vais pouvoir lui préparer des tomates farcies. Il aime beaucoup ça, tu sais ? me précisa-t-elle.
–L'Imposteur ?
–Mais non, pas l'Imposteur. Pourquoi tu parles d'elle ?
Elle ? L'Imposteur était une femme ? Oh Dame Nature, je n'y comprenais plus rien.
–C'est mon Varmi qui adore les tomates farcies, enchaîna-t-elle, inconsciente de mon trouble. (Un air tendre imprégna ses traits.) Ma petite madeleine en sucre les aime pas du tout, mais elle m'aide toujours à les préparer pour faire plaisir à son papa. Elle est si gentille.
Alors que j'essayais de démêler ses babilles, ma poitrine se serra douloureusement. Je baissai les yeux sur ses mains maculées de terre et remarquai pour la première fois l'anneau d'or à son annulaire gauche. Jamais encore je ne l'avais entendue parler de son mari avant aujourd'hui. Se rappelait-elle parfois qu'elle lui avait ôté la vie ou pensait-elle qu'il était toujours parmi nous et qu’il allait bientôt rentrer du travail ?
N'ayant pas le cœur à reprendre mon interrogatoire alors qu'elle se remémorait à voix haute des anecdotes sur son époux, je m'accroupis à ses côtés, puis l'aidait à remplir son panier. Je me relevai lorsqu'il fut plein, puis regagnai la cuisine pour le vider avant de le lui rapporter. Plusieurs trajets allaient être nécessaires pour récolter l’ensemble du potager.
Je revenais à l'intérieur pour la troisième fois quand un bruit sourd retentit au-dessus de ma tête, m'arrachant un sursaut. Surprise, je levai le nez au plafond ; un nouveau choc résonna au bout de quelques secondes, suivi d'un fracas de verre brisé. Kalor nous avait demandé de le chercher si jamais son informateur se réveillait et qu'il était encore dans le jardin, afin qu’il puisse lui parler en premier, mais cette succession de bruits inquiétants me fit totalement oublier sa requête. Je m'empressai de monter au premier étage.
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