Chapitre 79 - Partie 2
Malgré ce qu'elle essayait de se dire, la même réflexion germa dans l'esprit de sa sœur.
–Non, ça ne peut pas être lui, refusa-t-elle.
–Il peut s’approcher de votre neveu sans éveiller de soupçon, contrai-je. De plus, cela le briserait un peu plus, lui montrerait ce qu'il en coûte de se détourner de la Cause.
–Il aurait une raison supplémentaire de la haïr !
–Qu'en ont-ils à faire ? Votre chef pense mettre la main sur sa femme.
Peu importe à quel point le Prince pouvait exécrer le mouvement, le Marquis s'imaginait d’ici peu n'avoir plus qu'un mot à dire pour se faire obéir.
Une animosité si intense s'empara de la Princesse Valkyria que j'en ressentis la brûlante noirceur. Un froid glacial contrebalança aussitôt cette sensation alors qu'elle se faisait violence pour ne pas foudroyer son chef du regard.
Cette morsure polaire me provenait de la Marquise, qui pénétrait dans le palais. Y remettre les pieds venait de décupler sa félicité d'un coup, déversant un afflux de pouvoir gelé dans ses veines.
–Altesse, la Marquise n'en a plus que pour longtemps.
L'urgence de mes pensées eut du mal à traverser l'inimitié abyssale qui habitait la Princesse Valkyria, mais lorsqu'elle y parvint, la terrible réalité de la situation s'imposa à elle.
Lunixa ou Baldr ?
Qui devions-nous prioriser ?
–Mon harfang ?
La Princesse fut si surprise qu'elle se retourna dans un sursaut. Cette réaction arrondit les yeux de son époux, repoussant un instant son inquiétude avant que celle-ci ne revienne, plus forte.
–Quelque chose ne va pas ? (Il porta une main à sa joue.) Tu es pâle.
–Non, non. Il n'y a rien. Je crois que j'ai simplement trop forcé sur la boisson, assura-t-elle en affichant une expression radieuse.
Le Marquis Dragor lâcha un petit soupir en se pinçant les lèvres, avant de lui offrir un sourire en coin discret, mais gorgée d'une profonde tendresse qui s'étendit à ses sombres prunelles.
–Tu t'empourpres quand tu es ivre, mon harfang, lui rappela-t-il en caressant sa pommette du pouce. Depuis mon retour, tu es tendue. Et ce sourire... (Il secoua la tête.) Tu peux peut-être duper nos invités, mais pas moi. Jamais.
Son épouse ouvrit la bouche pour le détromper, mais la referma sans mot dire. Oui, depuis toujours il avait été capable de lire en elle, de reconnaître ses vrais de ses faux sourires.
–Alors, qu'y a-t-il ? reprit-il avec douceur en prenant son visage entre ses deux mains. Tu sais que tu peux tout me dire.
Non, elle ne pouvait pas et l’éternelle plaie qui fendait la poitrine de chaque Lathos marié à un humain se rouvrit. La mienne en fit de même. Cependant, ni elle ni moi ne les laissâmes s’agrandir à loisir. Telle une seule femme, nous nous détournâmes immédiatement de cette souffrance, dont l'ombre nous guettait chaque fois que nous étions avec nos époux, ainsi que du souvenir de tous les moments où nous avions été témoin de la haine qu'ils vouaient à notre espèce. C'était une douleur que nous avions accepté d'endurer lorsque nous avions prononcé nos vœux et que nous ne changerions pour rien au monde. Mais surtout, qui ne devait nous détourner de notre objectif.
La vie du futur héritier n'était pas la seule à dépendre de notre réussite. L'avenir de tous les humains, dont ceux que nous aimions, y était aussi lié.
–Je sais que je peux tout te dire, reprit la Princesse Valkyria avec un sourire navré. Cependant, ce n'est pas vraiment le lieu...
–Veux-tu que nous sortions ?
Une bouffée de chaleur réchauffa le cœur de la Princesse. Depuis toujours, son mari faisait preuve de prévenance envers elle. Il lui proposait son aide quand elle en avait besoin, se contentait de rester à ses côtés, silencieux, quand elle désirait quelqu'un auprès d'elle, la laissait seule, lorsqu'elle souhaitait être seule...
Après six ans de mariage, cinq ans de fiançailles et trois ans de profonde amitié, elle pensait qu'elle aurait dû y être habituée, mais une fois encore, elle en fut touchée, autant qu'elle l'avait été la première fois.
Si jamais je le perds...
Le néant qu'elle ressentit à cette idée enflamma sa détermination à protéger son neveu comme jamais. Dans sa poitrine, son cœur pulsa avec force.
–Pourquoi pas plus tard ? proposa-t-elle. Lunixa, Kalor et ma mère se sont déjà absentés. Si nous partons tous, nos invités vont se sentir délaissé.
Le Marquis Dragor fut tenté de lui dire que cela n'avait pas d'importance, mais il se retint. Elle avait beau l'avoir épousée, elle restait une Princesse de sang et elle n'avait jamais pris son rang pour acquis, bien que l'arbre tout en courbes sombres au creux de ses reins prouvait le contraire. Cette noblesse, sa droiture, sa volonté de fer... C'était tout autant de traits qui l'avaient attiré chez elle et qu'il chérissait.
–Très bien, nous ferons ainsi. Mais ne te force pas trop non plus, mon harfang. Si tu ressens vraiment le besoin de sortir, viens me trouver, d'accord ?
Sa femme acquiesça, puis se pencha vers lui pour l'embrasser.
–Je n'y manquerai pas.
Leurs mains entrelacés et pressés à la naissance de son cou, elle le fixa encore un instant, regard argenté plongé dans prunelles chocolat sombre. Puis elle le lâcha et s'éloigna, plus déterminé que jamais.
–Lunixa a-t-elle toujours son pendentif ?
–Oui.
–Dans ce cas, gardez simplement un œil sur elle et mon frère, et reprenez votre traque du Marionnettiste. Nous devons absolument le trouver et l'arrêter.
La gorge nouée, j'opinai. Même si l’idée de délaisser la Princesse Lunixa me rongeait, je savais que sa belle-soeur avait raison. Son Altesse Lunixa n’était pas sans défense, alors que leur neveu ? Le reste de leur famille ? Quant au Marionnettiste, nous ne pouvions le laisser filer.
–L'échec n'est pas une option, précisa-t-elle, ses pensées débordant d'une résolution inébranlable. Quoi que nous devions faire, le Marionnettiste poussera son dernier souffle avant de toucher à un cheveu des miens.
Cette fois-ci, j'acquiesçai sans hésitation. Je n’y avais jamais vraiment songé et espérais que nous n’en arriverions pas là. Cependant, au fond de moi, je savais déjà que, si nous n'avions pas d'autres choix, j'étais prête à révéler mes pouvoirs.
Aussi replongeai-je sans plus attendre dans les pensées d'un invité proche de la porte centrale. La cérémonie avait débuté depuis plusieurs heures, à présent. À moins que la Cause n'ait prévu un autre Illusionniste pour dissimulés son corps inconscient, il ne pouvait pas être déjà présent, sa faculté de parasiter un homme se limitant environ à un quart d'heure.
Au même instant, la reine revint et le Marquis Piemysond le remarqua. De même que son air sombre, blessé, dissimulé derrière son expression froide de souveraine.
Du côté de la Princesse, le Sirène s'était installé en face d'elle et lui parlait. Je n'entendais pas le moindre mot, mais quelque chose arracha un frisson à Son Altesse. De l'autre côté de la porte, la Marquise Piemysond s'engageait dans le couloir qui menait au salon framboise. L'Éthérien la repéra tout de suite et s'en étonna. Le Marquis ne l'avait pas prévenu de la venue de sa fille. Il n'avait d'ailleurs rien dit à son sujet, lorsqu'il lui avait annoncé son rôle. Devait-il la laisser entrer dans le salon, si elle le lui demandait ? Le chef lui avait ordonné de ne laisser passer personne après le départ de Detlef. Mais il s'agissait de sa fille, de leur future reine.
Pendant qu'il se posait toute ses questions, la situation dégénéra complètement du côté de la Princesse et le Sirène finit par se jeter sur elle, malgré la lame dont elle le menaçait. Le bruit sec de son fauteuil heurtant le sol résonna si fort qu'il traversa la porte close, coupant court à toutes les interrogations de l'Éthérien.
Les murs semblèrent se refermer sur moi.
Tenez bon, Lunixa.
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