Chapitre 80 - Partie 2
J'avais dû mal à contrôler mon souffle ; le pendentif au creux de ma gorge et les deux lames sanglées à mes jambes me brûlaient un peu plus à chaque mètre parcouru, me suppliant de les utiliser. Mais je continuais à avancer, la démarche légèrement boitillante.
À mi-chemin d'eux, un sifflement de douleur m'échappa. Je m'appuyai au guéridon en chêne sur ma droite.
–Que se passe-t-il ? fit le partisan.
–Je crois que je me suis fait une entorse.
Un tic agita les lèvres de la Marquise.
–Vous devriez retirer vos escarpins ; le sol des galeries est parfois traître.
J'opinai, posai un genou par terre, puis glissai mes mains sous mes jupons. Débarrassée de ma première chaussure, j'échangeai le poignard que j'avais créé par celui fixé à mon mollet droit, avant de passer à la suivante. Un étrange sentiment gonfla ma poitrine, mélange de soulagement et d'anxiété. Sentir l'arme empoisonné au creux de ma paume me rassurait et ils n'avaient rien vu grâce au rempart de ma robe, mais la lame était vierge de toute souillure. Ils pourraient le remarquer.
C'était toutefois un second risque à prendre.
Gardant le poignard à moitié caché derrière mes jupes, je me redressai et finis de les rejoindre. La Marquise planta un regard faussement déterminé dans le mien. « Tout va bien, ne craigniez rien, nous sommes là. Plus personne ne vous fera de mal », assurait-il. Je n'y voyais que la cruauté qu'il recelait vraiment.
–Avez-vous mal ailleurs ? Vous a-t-il blessé ? demanda-t-elle. (Je secouai la tête.) Alors allons-y. Dès que nous serons à l'abri, nous nous occuperons de votre cheville et vous nous raconterez ce qu'il s'est passé.
Elle s'écarta et fit signe au partisan d'entrer. Celui-ci s'engouffra dans l'obscurité, lui coula une brève œillade, puis me tendis la main pour m'aider à enjamber le bas du mur. Mon regard passa de sa paume aux ténèbres derrière lui. La flamme de la bougie peinait à les repousser.
Kalor m'avait fait parcourir ce réseau de couloirs, afin que j'en retienne la disposition. Seulement, son ancienne fiancée les connaissait depuis plus longtemps que moi. Les corridors étaient en outre étriqués ; deux personnes pouvaient difficilement passées en même temps. Je n'avais pas de bougie et tout n'était qu'obscurité à l'intérieur...
Rentrer là-dedans avec deux Lathos, dont la Marquise, signerait mon arrêt de mort.
Le peu d'assurance que j'avais retrouvé vacilla.
Que devais-je faire ? Les suivre malgré tout, puis tenter de fuir ou d'attaquer en fonction de leur comportement ?
Passer à l'offensive sans attendre ? Ils ne m'avaient encore rien fait. J'étais censée n'avoir aucune raison de m'en prendre à eux. Les attaquer en premier, avec une lame couverte d'havankila, reviendrait à leur hurler que j'étais au courant de leur nature et de leurs intentions. À moins de les tuer une bonne fois pour toute, il saurait que Kalor m'avait tout dévoiler et le rapporterait à leur chef. Mais en étais-je capable ? Kalor m'avait mis en garde : à moins de taillader de toutes parts un Élémentaliste, une lame empoisonnée ne serait pas suffisante pour bloquer ses pouvoirs. Seules les capacités héréditaires étaient affectées par une coupure. Même si je parvenais à blesser son ancienne fiancée, elle pourrait toujours contrôler l'eau.
M'enfuir tout de suite ? Ce serait moins suspect. Après tout, un inconnu m'avait agressé au palais. Avait-il réussi à s'infiltrer à la barbe des gardes ou l'y avait-on aider ? Je n'en avais aucune idée. J'étais perdue ; ne savais plus à qui faire confiance. Cependant, je doutais de pouvoir atteindre la vraie porte du salon avant qu'ils ne me rattrapent ou ne m'attaquent et j'aurais perdu mon seul avantage : notre proximité.
–Votre Altesse, me pressa la Marquise.
Je la lorgnai du coin de l'œil et un pointe de colère me gagna. Maudit serpent… Pourquoi cherchait-elle à me duper ? Si elle s'était contentée de frapper, j'aurais simplement eu à répliquer.
Je baissai les yeux sur son verre, toujours en main. Si seulement elle avait fini sa coupe avant de venir, elle n'aurait pas...
Un éclair de lucidité me traversa. D'un geste du menton, je désignai sa boisson.
–Puis-je ?
Elle fronça les sourcils avant de regarder son verre.
–Je ne crois pas que ce soit raisonnable, Altesse.
–S'il vous plaît. Je... (Je réprimai un frisson qui n'avait rien de feint.) J'en ai besoin.
Un tic agita de nouveau sa lèvre, mais elle finit par me tendre sa coupe. Je la vidai d'une traite.
–Merci, lâchai-je dans un profond soupir.
Enfin, elle n'avait plus son arme.
–Je vous en prie. Maintenant allons-y.
Mon soulagement retomba. Je devais prendre une décision et vite.
Les suivre ? Fuir ? Attaquer ?
À moins que...
–Ne pouvons-nous pas rester ici ?
Cette question m'échappa alors que cette dernière option et tout ce qu'elle impliquait germaient dans mon esprit. Le pendentif me brûla de plus belle. Je pensais avoir perdu toute chance de piéger le Marionnettiste, de n'avoir plus que deux options : fuir ou attaquer. Mais le Sirène avait beau être mort, aux yeux du Marquis Piemysond, j'étais toujours entre les mains de ses subalternes. Il pouvait encore envoyer sa carte maîtresse et se servir de moi comme il le désirait. Si je me montrais obéissante, le serpent et son affidé ne ressentiraient peut-être pas le besoin de me maîtriser. Je serrais alors libre de mes mouvements et capable de libérer la poudre d'havankila le moment venu. La Marquise, le soldat blond, le Marionnettiste et qui savais-je encore, ils tomberaient tous comme des mouches.
Le partisan me dévisagea un instant, surpris par ma proposition, avant de se tourner vers la Marquise. Le regard de cette dernière se durcit.
–Ce n'est pas raisonnable, votre Altesse.
–Vous avez dit vous-même que vous étiez aptes à me protéger. Nous pouvons donc rester ici.
–Non, nous ne pouvons pas. Comme vous le savez, il y a un protocole à suivre en cas d'attaque et rejoindre l'abri royal...
–J'ignore d'où est sorti cet homme, me justifiai-je en désignant le Sirène. J'étais avec mon secrétaire, puis j'ai eu une légère absence et quand je suis revenu à moi, cet inconnu était juste là, penché sur moi, le regard mauvais. Puisque vous étiez devant la porte et que la fenêtre était fermé, il n’a pas qu’entrer par le passage secret. S'il y en a d'autres dans les couloirs...
–Nous vous protégerons.
–Mais il fait si sombre. Alors qu'ici...
–Altesse...
Dame Nature...
–Pouvons-nous au moins attendre Kalor ?
Le visage de la Marquise se figea. Une lourde seconde de silence passa avant qu'elle ne reprenne la parole d'un ton plus dur.
–Son Altesse est dans la salle de réception, Princesse. Il empruntera un autre chemin et ne passera pas par ici.
–Quand il saura que j'ai été agressée, il viendra.
–S'il le fait, il nous fera pendre pour ne pas vous avoir conduit à l'abri.
–S'il vous plaît.
Me servant de ma peur, je donnai à ma voix un timbre brisé, désespéré, dans l'espoir de la faire flancher. Cela fonctionna avec le soldat, qui commença à dire « Si c'est ce que son Altesse désir... » avant de s'interrompre. La température venait de chuter d'un coup. L'éclat dans les yeux de la Puissante, ses traits, tout chez elle me parut soudain plus froid, plus tranchant.
–Il est de notre devoir de vous conduire à l'abri royal, Princesse Lunixa, déclara-t-elle d'une voix dépourvue de toute chaleur. Ne nous forcez pas à vous y obliger.
–Je...
–Entrez dans ce maudit couloir !
Un froid glacial explosa dans la pièce et ses doigts se refermèrent brutalement sur mon poignet alors qu'elle hurlait ses mots.
Le coup partit tout seul.
Par réflexe. Par un maudit réflexe nourri par l'effroi et le souvenir d'un poignet brisé.
Si l'instinct n'avait pas pris le contrôle de mon corps, peut-être aurais-je eu une chance de retrouver le contrôle de la situation ; aussi précaire était-elle devenue.
Mais ce geste, cet unique geste involontaire, réduisit mes chances à néant.
La Marquise eut beau réagir, elle ne fut pas assez vive : ma lame dessina une entaille sur toute la largeur de son bras. Mon souffle se coupa.
–Mademoiselle ! s'écria le soldat.
Elle leva une main vers lui pour l'intimer au silence, luttant pour conserver son calme.
–Tout va bien. Je... (Ses paupières papillonnèrent.) Je lui ai simplement fait peur. Et la... la blessure. (Son souffle se fit laborieux.) La... la blessure est su... superfi...
Les mots moururent sur ses lèvres tandis qu'un éclat fiévreux apparaissait dans ses yeux. Perdue, elle porta une main à sa poitrine comme pour s'aider à respirer.
–Que...
Ses prunelles s'agitèrent, à la recherche d'une explication avant qu'elle ne s’immobilise brusquement, les yeux écarquillés. Interdite, elle les posa sur la plaie à son bras.
Son visage se tordit de rage.
–Toi..., siffla-t-elle en relevant la tête.
Je me jetai sur elle.
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