Chapitre 85
LUNIXA
–Oui.
La reddition de Kalor tomba comme le son du glas. Ma respiration se raréfia encore plus.
Pourquoi ne relevait-il pas la tête ? Pourquoi refusait-il de me regarder ? Tout n'était pas encore perdu. J'avais besoin de le lui faire comprendre. Dès que j'aurais les mains libres... Dès que je pourrais créer de nouveaux poignards ou une autre arme...
Le Marquis Piemysond se tenait pratiquement dos à moi et mon regard était fixé sur Kalor, pourtant, à la lisière de mon champ de vision, je vis un sourire satisfait soulever les lèvres du Puissant.
–Bien. Bon garçon.
Ces quelques mots et le ton condescendant qu'il employa, comme s'il s'adressait à un chien, me firent voir rouge.
–Qu'une nouvelle Punition vous emporte, vous et votre maudite fille ! crachai-je en le foudroyant du regard.
Il tourna la tête vers moi et toisa le misérable insecte que j'étais à ses yeux. Je pensais que personne ne surpasserait l'inimitié que j'éprouvais envers sa fille, mais j'avais tort. Je haïssais cet homme, comme jamais je n'avais haï personne auparavant.
–Non, Lunixa, souffla Kalor d'une voix blanche. Ne fais pas ça, je t'en prie... Ne le provoque pas.
Je ramenai mon attention sur lui et eus l'impression qu'on m'arrachait le cœur. Kalor me regardait enfin, mais le feu qui brûlait dans ses yeux s'était éteint. Seule une frayeur abyssale les habitait encore. Elle était si grande, si profonde que dans son reflet, je crus voir toutes les horreurs, tous les supplices qu'il craignait que je subisse entre les mains de son bourreau. Je voulais rester forte, mais ce fut plus fort que moi. Sa terreur déteignit sur moi, attisant mes propres peurs, chassant la colère qui m'avait portée et redonné des forces.
–Eh bien, constata le Marquis, c'est encore plus efficace que je ne le pensais. Puisque tu te montres raisonnable, mon garçon, Heler va la soigner. (La tête de Kalor retomba.) Dès qu'elle aura payé pour ta menace de mort.
Un instant de flottement passa. Puis Kalor releva vivement la tête, les traits déformés par la panique, alors que je cessais de respirer.
–Quoi ? Non. Je... J'ai dit que j'étais désolé, balbutia-t-il. Que j'étais d'accord. Tu n'as pas...
–Je t'ai expliqué qu'elle payerait désormais pour chacun de tes actes déloyaux, trancha Piemysond d'un ton intransigeant, et je ne suis pas de ceux qui diffèrent leurs mots. Cette correction est devenue applicable dès son énonciation.
–Les mots m'ont échappé ! se défendit Kalor.
–Cela ne change rien au fait. Tu m'as menacé et pour cela, tu dois être punis à la hauteur de ta faute.
Le Marquis pivota vers moi. J'accusai un violent mouvement de recul.
–Ne fais pas ça ! cria Kalor en se penchant vers nous, luttant contre les deux femmes qui le maintenait à genoux. Je t'en prie, Ulrich, ne lui fais pas de mal ! Tu ne pourras pas la soigner !
Le Marquis se mit en marche, le regard dénué de toute expression. Derrière moi, l’homme retira le poignard sous ma gorge pour laisser le champ libre à son chef. Mon cœur devint complètement fou. Affolée, je cherchai à m'éloigner de Piemysond, à lui échapper, bien trop consciente de la lame entre ses mains, de la puissance de ses coups.
–Elle est presque insensible aux Guérisseurs, insista Kalor. Je t'en supplie !
Le Marquis s'arrêta et haussa un sourcil sceptique en lui coulant un regard par-dessus son épaule.
–Insensible aux Guérisseurs ? répéta-t-il. Que vas-tu m'inventer là ?
Il secoua la tête, comme désolé.
–C'est vrai, s'acharna Kalor, la voix à la fois plus désespérée et hargneuse. Lunixa possède une certaine résistance aux pouvoirs symbiotiques. Ton Guérisseur ne saura pas forcément la contourner. (Le Marquis se remit en marche sans accorder la moindre importance à ses dires.) Dame Nature, Ulrich !
Derrière le Puissant, je vis Kalor se débattre de plus belle, mais aussi vainement que moi. Ma lutte commençait même à faiblir, mon flanc me déchirant de plus en plus à chaque mouvement.
–Tiens là mieux, ordonna le chef à celui qui m'immobilisait.
Ce dernier s'exécuta et un couinement de douleur m'échappa.
–Par la Déesse, Ulrich ! s'époumona Kalor. Je vais te réduire en cendres ! Qu'Elle m'en soit témoin ! Si tu touches à un seul de ses cheveux...
Le reste de sa phrase me parvint comme dans un brouillard, alors que la poigne du Lathos se crispait brusquement sur mes poignets.
Cendres. Cendres. Cendres.
Le Marquis qui s’arrêtait devant moi avec un poignard pour me blesser, les cris, les Lathos, même Kalor… tout ce qui m'entouraient m'échappa soudain, chasser par cet unique mot.
Ainsi que par les yeux de Kalor, qui venait de s'embraser.
Son pouvoir d'Élémentaliste...
Comment avais-je pu ne pas le voir tout de suite ? Même s’il avait été empoisonné, mon époux n'était pas dévoré par la fièvre. Il n'avait pas perdu le contrôle de son élément... Il pouvait toujours l'utiliser. Tout ce qui lui manquait, c'était du feu.
L'image d'un âtre flamboyant s'imprima sur mes rétines. Il m'apparut dans tout son éclat brûlant, toute sa beauté dansante, toute sa dangerosité dévorante. Son essence aussi douce que mortelle m’imprégna tout entière.
Tout ce qu'il lui manque...
–Marquis, haleta le partisan derrière moi. Le Prince... Ses yeux...
… c'est du feu.
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