Chapitre 96 - Partie 4
L'air eut du mal à gagner mes poumons tant ma gorge était nouée. Nicholas était le premier Talviyyörien que j'avais rencontré. Il m'avait peut-être amené ici contre ma volonté, il avait fait tout son possible pour me rendre le voyage agréable, s'était vraiment souciée de mon état lorsque je m'étais renfermé sur moi-même, tout en respectant mon besoin de solitude ; sa prévenance et sa gentillesse m'avaient également été d'une grande aide durant mes premiers mois dans ce palais. À l'idée qu'à cause de notre négligence, il ne soit plus le même homme... Comment Valkyria allait-elle réagir en l'apprenant ? Ses sanglots de la veille résonnaient encore dans mon esprit. Nicholas avait beau haïr sa véritable nature, elle l'aimait du plus profond de son cœur.
–Voilà pourquoi je vous disais de ne pas vous inquiéter, conclut Magdalena. Contrairement à vous, je peux m'estimer heureuse de n'avoir qu'une migraine.
Tandis qu'elle prononçait ces mots, son regard dériva dans ma direction, s'attarda sur mes blessures.
–Non, ne te blâme pas, rétorquai-je aussitôt. J'aurais pu m'éviter ces blessures si je n'avais pas autant tardé à utiliser la poudre.
–Vous comptiez tout de même sur moi. Vous, la Princesse Valkyria...
–Mais je vous avais demandé l'impossible, intervint Kalor. Jamais nous n'aurions dû nous reposer autant sur vous. En plus, c'est grâce à vous que Baldr est encore en vie. Alaric ne serait peut-être pas arrivé à temps si vous ne vous étiez pas fait passer pour Dame Nature. Et cela vous a coûté bien plus que votre migraine.
Un sourire sans-joie souleva les lèvres de Magdalena.
–Votre belle-sœur a déjà parlé de l'intervention de Dame Nature ?
–Oui.
–Même si je concentrais mes pouvoirs sur votre beau-frère, je m'en doutais. Ce n'était qu'une question de temps et Sa Majesté Grimhild est trop intelligente pour ne pas en tirer la bonne conclusion. C'est pourquoi j'ai pris les devants et demandé à Freyja de rentrer chez elle sur le champ et d'emmener ma mère.
–Et toi ? me souciai-je.
Comptait-elle les suivre après s'être occupée de Nicholas ? Rester ?
Magdalena ferma les yeux dans une inspiration tendue et croisa les bras sur sa poitrine, comme pour se protéger des mots qu'elle allait dire.
–Je vais faire la seule chose possible pour dissimuler ma nature sans attirer l'attention : m'administrer de l'havankila jusqu'à ce que la situation se calme ou que nous en retrouvions le contrôle.
Perdue, je jetai un coup d'œil à Kalor, dont l'expression s'était dangereusement assombrie avant même qu'elle ne réponde, et me rappelai sa question au début de notre conversation.
–Je ne comprends pas, avouai-je. En quoi cela te protégerait ?
–Le poison étouffe nos pouvoirs, répondit mon époux. Cela nous empêche de les utiliser, mais également aux Gardiens de les détecter.
–N'y a-t-il vraiment aucune autre solution ?
Je ne me souvenais que trop bien de la façon dont elle s'était tordue de douleur au lupanar, assaillie par toutes les pensées et sentiments alentours, puis son regard fiévreux, ses tremblements et sa pâleur maladive chez l'Horloger. Alors à l'idée qu'elle s'inflige elle-même cette torture...
Kalor secoua la tête. Lui accorder des congés ne ferait que repousser le problème et effacer les souvenirs de sa mère serait inutile. Nous étions plus d'une quinzaine à avoir entendu Mathilda parler de l'intervention de Dame Nature et son père n'allait certainement pas garder ce miracle secret. Pour que la Cause n'en ait jamais vent, il faudrait effacer les souvenirs de tout le monde. C'était impossible. Comme il était impossible de protéger de nouveau sa propre nature. L'incendie criait l'Élémentaliste de feu. Avec ou sans sa mère, la Cause finirait par comprendre.
Le cœur lourd, je fermai les yeux. Je les rouvris en sentant une main se poser sur mon épaule.
–Ne vous inquiétez pas, Madame, dit Magdalena d'un ton rassurant. Avec mon pouvoir activement recherché, je me suis depuis longtemps préparer à cette extrémité et Freyja m'a donné plusieurs doses de poison en prévention.
Elle appuya ses propos d'une légère pression sur mon épaule avant quitter la douche pour récupérer la bassine et remplir la suivante. Elle venait de disparaître derrière le muret lorsqu'une lueur de lucidité traversa les yeux de Kalor.
–Attends... Peut-être qu'effacer les souvenirs de ma mère ne serait pas complètement inutile. Tes brûlures prouvent que tu étais présente dans l'incendie, mais tu ne m'as pas dénoncé. Donc si elle oublie que tu es au courant de tout, peut-être que la Cause pensera...
–Ce ne serait pas plus utile pour moi, le coupai-je. Ton ancienne fiancée sait que je sais. Et elle est aussi au courant pour ma résistance. Un Éthérien a voulu me faire traverser un mur.
Un vif « Par la Déesse » siffla entre ses dents. Il passa une main sur son visage, se pinça l'arête du nez, avant de prendre une profonde inspiration.
–Donc tu n'as plus aucun secret pour eux, plus aucun avantage.
Mon ventre se contracta et, incapable de m'en empêcher, je jetai un œil vers mes mains bandées et ma marque royale, juste couverte par ma chemise de nuit et ma culotte bouffante. Je voulus dissimuler les deux en glissants mes mains entre mes cuisses, mais un élancement traversa mes paumes brûlées.
Perdu dans ses pensées, Kalor ne remarqua rien de mon manège. Il n'en sortit qu'au retour de Magdalena. Elle était si fatiguée que ses bras tremblaient sous le poids de la bassine. Kalor la déchargea de son fardeau, le déposa au pied de ma chaise, puis inclina le dossier vers l'arrière pour qu'elle me laver les cheveux. Alors qu'il s'assurait que j'étais bien installée, je soulevai le problème dont nous devions absolument discuter : qu'allions nous faire à présent ?
Kalor s'était ouvertement opposé à la Cause. Elle avait perdu le pion essentiel à son plan. Mais nous savions qu'elle n'allait pas abandonner pour autant. Avec la perte de leur carte maîtresse, la découverte de sa véritable nature et de l'existence d'une Liseuse, la mort d'Ulrich et du Marionnettiste, ainsi que le palais en alerte maximal, les autres chefs étaient obligés de se réorganiser, de repenser à leurs plans et n'allaient sûrement pas riposter tout de suite. Mais ils frapperaient de nouveau. Nous devions les en empêcher ou, dans le pire des cas, nous y préparer.
Malgré nos secrets découverts, nous avions encore quelques atouts dans notre manche : la Cause ignorait encore la véritable identité de Magdalena, l'existence de Frigg et Freyja, ainsi que la nouvelle nature d'Alaric. Magdalena nous apprit que ce dernier avait pu intervenir grâce au lien qu'il avait éveillé avec Freyja. Contrairement à ce que nous pensions, ils n'avaient pas seulement uni leur pouvoir élémentaire lorsqu'il s'était reconnu. Ils avaient lié leur énergie. Ils s'en étaient rendu compte le matin même, après une dispute sur l'état d'Alaric. Le jeune Télékinésiste avait été si remonté d'être mis à l'écart et Freyja si excédée par son comportement et étouffée par son inquiétude pour Magdalena qu'ils en étaient arrivés mains. Rien de sanglant : Alaric avait saisi Freyja par le poignet pour l'obliger à le regarder quand il lui parlait et cette dernière l'avait mis à terre en réaction. Mais, sans le vouloir ni même en avoir conscience, Alaric s'était mis à absorber son énergie. C'était Freyja, qui s'en était rendu compte. Elle l'avait immédiatement lâché, ce qui avait interrompu le transfert. Une fois remise du choc, elle avait voulu le reprendre, afin qu'Alaric puisse venir assurer nos arrières. Ils avaient toutefois eu du mal à trouver comment faire et, quand ils avaient réussi, ils avaient procédé petit à petit, afin que Freyja n'en pâtisse pas trop, ce qui avait empêché Alaric d'arriver plus tôt. Pour le moment, ils avaient besoin d'un contact direct pour échanger leur énergie, mais Freyja pensait qu'ils pourraient s'en passer. S'ils y parvenaient, elle acceptait de le laisser puiser une part de ses forces quand il en aurait besoin, en plus de continuer à nous fournir en havankila. En revanche, nous ne devions plus compter sur elle autrement. Elle refusait de prendre davantage part à cette guerre. Ce n'était pas son combat.
Kalor sembla vouloir dire quelque chose à ce sujet. Il finit par se raviser avant d'avoir prononcé le moindre mot et enchaîna sur notre nouvel avantage : son père et l'armée. L'intervention de « Dame Nature » rendait leur implication plus néfaste que bénéfique pour le moment, mais Kalor espérait pouvoir raisonner son père d'ici quelques jours, quand son esprit se serait apaisé. Qu'il y arrive ou non, il allait aussi faire son possible pour guider les autorités vers de fervents partisans de sa connaissance. Les forces de l'ordre avaient reçu l'ordre d'interroger tous les Lathos arrêtés afin de découvrir l'investigateur de la tentative d'assassinat. Comme elles n'auraient aucun scrupule à recourir à la violence – ce n'était que des erreurs –, ces interrogatoires devraient les mener vers d'autres partisans, voir certains sièges ou chefs.
–Et toi..., m'inquiétai-je soudain.
Kalor avait beau être leur Sauveur, leur futur roi, tout le monde finissait par parler sous la torture.
Mon époux secoua la tête.
–Tous les partisans ne sont pas au courant de ma nature, m'expliqua-t-il. Je n'ai rien à craindre d'eux. Quant à ceux qui le sont, ils préféreraient dénoncer leur mère avant de me condamner. Je suis toujours leur pièce maîtresse. Leur seul moyen d'accéder au trône.
Mais pour combien de temps ? Si aucun d'entre nous ne formula cette question, elle flotta dans la pièce, étouffante. Après sa trahison, rien ne nous garantissait que la Cause voulait encore de lui pour Roi. Peut-être allait-elle revoir complètement ses objectifs et décider de s'emparer de la couronne par la force, au lieu de se servir d'un héritier légitime. Si elle s'engageait sur cette voie, Kalor et Valkyria ne leur seraient plus d'aucune utilité. Leur condamnation lui rendrait au contraire un grand service.
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