Chapitre 97 - Partie 1
KALOR
Les yeux fermés, je me laisse aller contre mon dossier dans un soupir de ravissement. Lunixa vient d'entamer un morceau et il résonne jusqu'à mon bureau. Je craignais qu'elle ne retrouve pas son doigté après les brûlures que je lui ai infligées, mais elles ne sont plus qu'un mauvais souvenir. Depuis une semaine à présent, j'ai du mal à travailler car ses doigts volent sur le clavier avec plus de dextérité que jamais et sans interruption. Nuit et jour, sa musique berce mes rêves et ma vie, me transporte dans ce monde éthéré où elle est mon oxygène, ma seule raison de vivre. Il ne manque plus que sa voix pour que mon dernier lien avec la réalité se rompe. Cette voix qui ne peut tenir que du divin.
Cette fois, cependant, son chant ne rejoint pas sa performance instrumentale. À la place, un étrange cliquetis se met à retentir à chaque note. Puis ces dernières commencent à s'enchaîner de façon bancale. Les harmonies en deviennent étranges. Pataudes, collantes... dégoulinantes.
Je reviens aussitôt à moi, soudain pris de sueurs froides. La mélodie n'a plus rien d'envoûtante et transcendante. Elle me colle à la peau, s'insinue dans ma chair, me vrille les entrailles.
Avant même de me rendre compte que je me suis arraché de mon siège, je saute par-dessus mon bureau et traverse la pièce à toute vitesse. Mon cœur tambourine comme un fou. Quelque chose ne va pas.
J'ouvre la porte à la volée et me retrouve soudain au cœur de la salle de réception.
La pièce est vide. Il n'y a aucun meuble, aucune âme qui vive. Pourtant, la musique de Lunixa me parvint toujours, plus claire que jamais, suintant des murs. Après avoir tourné plusieurs fois sur moi-même, je cours à travers la salle. Elle semble sans fin ; le bruit de mes pas résonne dans le désert entre ses murs et se mêle à la mélodie, la rend encore plus dérangeante. J’ai tellement couru que je suis à bout de souffle lorsqu’enfin, je la trouve. De dos, à peine éclairée par une bougie, elle apparaît à quelques pas de moi.
–Lunixa ?
Elle ne répond pas. Après un second essai infructueux, je décide de m'approcher d'elle. À chaque pas supplémentaire, je distingue un peu mieux sa silhouette drapée dans l'obscurité. Elle porte sa robe de renouvellements de vœux, les boucles d'oreilles de l'Ancien Temps que je lui ai offert et un chignon complexe. Auréolée de l'éclat de la bougie et coiffée de son diadème, elle semble radieuse, en total contradiction avec sa prestation difforme.
En entendant cette dernière devenir encore plus angoissante, lugubre, les cliquetis plus prononcés, je finis par baisser les yeux vers le clavier. Vers ses doigts.
Toute chaleur m'abandonne.
Les cliquètements ne sont pas dus à des ongles trop longs sur les touches, mais à ses os. Plus aucune chair ne recouvre le bout de ses phalanges. Si le reste de ses mains en est encore pourvu, elles sont si brûlées que ce n'est plus que du charbon. Il s'effrite à chaque note, dévoile un peu plus de squelette dans une cascade de cendres. D'étranges filaments blancs étirés entre ses os et le clavier, en tout point semblables à des toiles d'araignée, complètent cet effroyable tableau. C'est comme si les touches avaient à moitié fondu. Elles adhérent à ses doigts, les retiennent un instant, assez pour perturber leur course et créer cet air dissonant, avant de s'allonger et former ces filins lorsque Lunixa change de note. Comme si le piano refuse de la libérer, cherche à se lier à elle.
À ne faire qu'un.
Horrifié, je recule d'un pas. Quelque chose craque sous mon talon et me fige en plein mouvement. Une seconde passe avant que je ne baisse les yeux.
Mon cœur s'arrête.
Sous ma chaussure s'est enfoncée l'épaule de Thor. Mon frère n'est plus qu'un corps carbonisé dont je distingue à peine les traits.
–Un souci, mon chéri ?
Je relève vivement la tête et manque de défaillir. Lunixa a arrêté de jouer et s'est tournée vers moi. Alors que ses lèvres sont closes, je peux voir une partie de sa dentition car le côté gauche de son visage est véritablement décharné. Cette part à nue de son crâne est à moitié défoncée, gelée. Je suis tellement horrifié que je remarque à peine le sang qui macule désormais sa robe, le trou béant qui traverse son flanc et permet de voir le piano derrière elle, ses mains entièrement squelettiques posées sur ses genoux, toujours liées aux touches du piano…
Son œil dépourvu de paupières manque de rouler hors de son orbite lorsqu'elle penche la tête sur le côté. Seule la gaine de glace qui le couvre le retient.
–Eh bien ? Qu'est-ce qui te trouble à ce point ? Mon état ? (Elle passe ses phalanges sur sa pommette nue.) Il ne devrait pas. Tu as enclenché une guerre. C'est ce qui m'attend.
–Non...
–Ce qui nous attend.
Et soudain, nous ne sommes plus seuls. Le sol, les murs, les meubles, les fenêtres, même le plafond, chaque surface se retrouve couvertes de corps, dans des états plus effroyables les uns que les autres.
Aucun de mes proches n’y fait exception.
Mon père et ma mère sont installée sur leur trône, le regard vide et les membres désarticulés, posés là comme des trophées. Valkyria et Nicholas gisent non loin, leur main réduit en charpie tendue l’une vers l’autre. Le petit corps dévoré par les flammes de Baldr repose entre celui de mon frère et celui de Mathilda. La tête de Magdalena a roulé au pied de Lunixa. Épinglée à un mur, Freyja pend vers l'avant, un pieu de glace teinté de rouge enfoncé dans la poitrine. À la place du chandelier, Frigg est suspendu dans les airs, écartelée et étranglée par d'innombrable rubans – les lignes du temps. Au-dessus d'elle, plaqué au plafond comme un pantin désarticulé et le regard vitreux, Alaric arbore encore l'étrange sourire empreint de délivrance qu'il a affiché lorsque je lui ai confirmé la mort d'Ulrich...
Fuir... Tout mon corps me hurle de fuir. Pourtant, je ne bouge pas. Le sang dans lequel baigne les corps imbibe mes chaussures et m'enracine sur place. Répondant à ma terreur, les bougies apparues avec les dépouilles s'embrasent et des incendies se déclarent un peu partout. Étouffée par la fumée, Lunixa s'effondre à son tour et je me retrouve seul, débout au milieu de cette mer de cadavres.
Un crissement horrible attire mon attention. Au pied des marches menant aux trônes, un corps est en train de se relever, le plus brûlé de tous.
Ulrich.
Même à l'autre bout de la salle, je vois un sourire éclatant fendre ses lèvres charbonneuses. Du pus suinte dans les craquelures de sa chair carbonisée.
–Pensais-tu vraiment t'être débarrassé de moi, mon garçon ?
Je recule encore d'un pas, incapable de respirer, incapable de détacher mon regard de sa dépouille ambulante, tandis qu'il s'avance, piétinant ou broyant les corps sur son passage. Pris de panique, je projette un jet de flamme qui l'engloutit.
Puis je cligne des yeux et Ulrich se tient soudain devant moi.
–Mes poings ont marqué ta chair, tes os. (Ses doigts passent sur ma joue.) Même la mort ne peut me faire disparaître. Je serai à jamais présent au plus profond de toi. Je hanterai et guiderai chacune de tes pensées, chacune de tes décisions, chacune de tes actions...
M'agrippant la nuque, il plonge une main dans ma poitrine. Je me fige dans un hoquet silencieux.
–Car tu nous appartiens, Kalor. Tu es né pour servir nos intérêts, pour nous servir, et il est grand temps que tu t'en rappelles.
Il referme sa poigne sur mon cœur et le feu rugit entre mes veines. Aux quatre coins de la pièce, mes proches se redressent, soudain tous indemnes. Une terreur sans nom déferle en moi.
–Non, par pitié, Ulrich !
Ses doigts écrasent mon cœur et, comme le pantin que je suis entre ses mains, je désigne au feu ses cibles. Dans un rugissement, les flammes grossissent, déferlent vers elles, puis les englou...
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