semaine 23: la vie de Pascal.

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La première fois qu’il mit les pieds au Fleuri, c’était il y a plus de dix ans. Il y entra un matin de printemps, il faisait froid et sec et il grelotait. Il était grand, assez baraqué, et avait un petit chien qu’il appelait Pussy. On lui avait bien fait mille fois la remarque que cela correspondait plutôt à un nom de chat, mais il répondait invariablement qu’il s’agissait d’une femelle et donc comme toutes les femelles, elle avait une chatte. Il devait avoir quarante-cinq ans, le visage rude, dur et buriné comme celui de ceux qui vivent en plein air, au soleil et aux intempéries, pour un travail de force. Mais ses yeux étaient doux, très doux, tendres avec tous ceux qui en croisaient le regard.

Au début, il n’était pas très propre, mais ça allait. Il venait vers 7h30, à peine après l’ouverture. Il commandait un café noir, parfois deux. Puis il repartait, après avoir réglé l’addition avec une multitude de pièces de petite monnaie. Il ne se fit pas d’ami parmi les clients, il faut dire que le matin la plupart passent prendre un café, prennent le temps de lire la une du journal et repartent immédiatement. C’est une longue suite de bonjours, et bonnes journées. Rapidement, il fit simplement partie des meubles. Lorsqu’il n’était pas là, les clients en faisaient la remarque ; « Tiens, il n’est pas là ce matin, le gars au petit chien ? » Peu de clients savaient qu’il s’appelait Pascal, encore moins connaissaient son histoire. Il était pourtant plutôt sympathique avec les gens, plutôt souriant. Il n’engageait pas la conversation, mais y participait volontiers. Au bout de quelques mois, son apparence, son état général se dégradaient visiblement. Les gens lui demandaient toujours s’il allait bien, mais c’était une simple formule de politesse, personne ne s’y intéressait vraiment. Le problème fut l’odeur. Il commençait à sentir si fort l’homme mal lavé, que cela devenait repoussant pour tout le monde. Et le matin au café cela devint insupportable à certains clients. Alors un jour, la patronne décida de lui en faire part. Pour une fois, elle fit l’effort d’un minimum de délicatesse, c’est un sujet sensible à aborder avec quelqu’un qu’on ne connait pas bien. Il ne sembla pas surpris. Il s’excusa ce jour-là et ne revint plus durant quelques mois. Lorsqu’il réapparut, il avait des vêtements propres et neufs, il était bien coiffé et rasé de prés. Il fallut presque que ce soit le petit chien qui aide à le reconnaitre. Ce fut quelques jours de légère euphorie. Les clients exagéraient tous le bonheur de le revoir, comme pour compenser la culpabilité du mal qu’ils avaient dit dans son dos. On aurait dit le retour d’un ami de longue date après un long séjour à l’hôpital. Les gens ont parfois d’étonnantes réactions qui sont souvent amplifiées par l’effet d’entrainement des groupes.

Paradoxalement, l’intérêt que lui portèrent les clients durant ces quelques jours, entraina des questions plus précises sur sa vie, et sur son passé aussi. On apprit qu’il était veuf et qu’il vivait seul avec son chien vers le haut du quartier. Dans une maison qui paraissait abandonnée, le jardin sans entretiens, les peintures défraichies et les volets toujours clos. Il ne s’étendit pas sur son travail actuel, mais on comprit qu’il touchait une sorte de pension. Il avait été marin un temps dans la marine de guerre. Puis il s’engagea dans les corps de marines, peut-être les parachutistes, et participa à un ou plusieurs conflits dont il ne voulait plus parler. Lorsqu’il revint en France, il avait des problèmes psychologiques, il n’arrivait plus à dormir. Les images de la violence et de la mort le hantaient. Jusqu’au jour où il trouva son chien. Depuis qu’ils dormaient ensemble, il n’avait plus de cauchemars. On comprit qu’il s’était enfermé dans une sorte de routine très précise, dont il ne sortait jamais. Il venait boire son café au Fleuri après s’être levé, douché et nourrit son chien. Ensuite, il allait faire les courses chez les derniers petits commerçants du quartier, le boulanger, le boucher et l’épicerie ou il achetait aussi quelques légumes. Il se préparait le repas puis allait passer deux ou trois heures au centre commercial pour faire la manche. Lorsqu’il avait de quoi à se payer les cafés au Fleuri le lendemain, il rentrait chez lui. Il disait que faire la manche s’inscrivait dans sa façon d’avoir un lien social, c’est la seule qu’il avait trouvée, et qu’il associait aussi au Fleuri.

Un jour, il demanda un service à madame Ginette, la patronne. Il fallait que quelqu’un garde son chien durant plusieurs mois. Il devrait surement partir en prison quelques jours plus tard. Il eut quelque réticence à expliquer la raison de ses problèmes lorsque la patronne le lui demanda. Il y avait eu une perquisition chez lui et la police avait retrouvé de nombreuses armes à feu. Des fusils d’assauts, des grenades et même un RPG, une sorte de lance-roquette. Il assura que c’était seulement des souvenirs des conflits auxquels il avait participé, mais qu’il n’avait jamais rien fait de mal à part les posséder illégalement. Le jour de son procès, il passa laisser son chien au Fleuri pour un client qui avait accepté de le prendre. Il était méconnaissable, il avait mis une tenue militaire d’apparat et arborait plusieurs médailles sur la poitrine. Il fit comprendre que c’était pour obtenir plus de clémence de la part du juge. Il ne fut pas condamné à une peine de prison ferme et vint récupérer son chien la semaine suivante. A travers ses quelques mots d'explication, on comprit qu’il était surement une sorte de héros dans l’armée, et que l’indulgence des juges venait de son passé.

Finalement, ses problèmes avec la justice lui firent gagner du respect au Fleuri. On sut qu’il n’allait plus faire la manche au supermarché depuis cette histoire, et durant plusieurs années on le vit mieux habillé et toujours propre. Il continuait à venir boire ses deux cafés noirs vers sept heures trente, mais ne payait plus avec de la petite monnaie.

L’an dernier, plus de dix ans après son premier café au Fleuri, Pascal commença de nouveau à se laisser aller. Il gardait les mêmes vêtements, ne se rasait plus, ni ne se peignait. Un agent immobilier et son client acheteur vinrent un après-midi, et la patronne comprit dans leur discussion que Pascal avait vendu sa maison. Le secret professionnel ne laissa jamais Madame Ginette oser demander la raison de la vente à Pascal. Il vint de nouveau demander le service pour faire garder son chien. Cette fois-ci, il partait en vacances. Il montra le billet qu’il avait acheté à Madame Ginette. Il s’agissait d’une croisière autour du monde de plus de quatre mois en cabine de première classe. Lorsqu’il rangea ses documents de voyage dans leur petite chemise cartonnée, il avait l’air de l’homme le plus triste du monde.

Le même client que la première fois se proposa pour garder le chien. Cependant cette fois-là, il lui donna une somme d’argent qui devait couvrir les frais de nourriture de la petite chienne. En fait, cela couvrait plusieurs années d’aliments pour chien. L’autre client en fut surpris, mais accepta.

Pascal sortit du bar ce jour-là avec sa chemise cartonnée à la main. Il n'est jamais revenu depuis.

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