Il prit le quatrième tome dans sa bibliothèque. Pour lui, c’était le meilleur volume de sa collection. L’histoire, la précision du dessin, la couleur, la mise en page, tout était une perfection.

Il se souvenait très bien. Voilà plus de trente ans qu’il l’avait acheté. Le créateur avait mis plus d’un an à sortir ce dernier épisode, son ultime ouvrage. Il s’était précipité dès sa publication dans cette librairie à Saint-Michel. Il avançait, comblé, avec le livre dans le sac plastique. Il allait rentrer, déjeuner avec l’album posé devant lui, juste en admirant cette couverture extraordinaire. Puis, seulement après, il l’ouvrirait pour le savourer, case après case.

Il avait fait quelques pas dans cette rue passante quand il vit l’homme à terre. À cette époque, il n’y avait pas tant de clochards. De plus, il paraissait bien habillé, même affalé, recroquevillé, comme un soulard qui cuve, se tenant la poitrine, un rictus de douleur sur le visage. Que faire ? L’homme, une cinquantaine d’années, semblait souffrir. Le toucher le dégoutait. Appeler des secours ? Lesquels ? Aucun taxiphone n’était visible.

Un peu plus loin, il vit un vendeur de souvenirs qui le regardait. Les passants défilaient, surtout des touristes. On ne lui avait jamais dit quoi faire dans une telle situation. Il était jeune, perdu, tétanisé. Il fit un pas, un autre, puis reprit son chemin. Ce n’était pas le moment, ce n’était pas à lui de s’en occuper.

Il savait qu’il aurait dû…

Pendant sa lecture, il repensait à cet homme abandonné à son sort au milieu de ses semblables. Cela lui gâcha son plaisir. Cette sensation reste attachée à cet album.

On lui avait volé son plaisir.