juste deux mots
Il avait douze ans. Depuis cinq ans, il faisait de la gymnastique artistique. Il avait remporté une médaille au tournoi régional. Son entraineur, Patrick, était un second père pour lui.
Son père les avait quittés deux ans auparavant. Il était parti vivre en Australie. Il ne savait pas bien si c’était sa faute s’il était parti si loin. Pourtant, avant, il jouait souvent ensemble. Le soir, il passait toujours un long moment avec lui. Son baiser du soir lui était essentiel. Maintenant, il parlait de temps en temps par Skype, mais ce n’était plus pareil. Il ne sentait plus ses caresses, son odeur. Il était triste de ne plus avoir son papa près de lui.
Il était gentil, généreux. Il n’avait jamais connu la méchanceté. À l’école, certains avaient essayé de l’ennuyer. Comme il n’avait pas compris leur malveillance, il avait répondu par des sourires. Quand il souriait, il offrait le monde. Les autres n’avaient pas insisté.
Il savait qu’il allait grandir, qu’il devrait réapprendre tous ses gestes si patiemment acquis par un travail acharné. Il aimait tellement son sport qu’il était prêt à tout pour continuer. Patrick l’encourageait, le félicitait. Quand il voyait les yeux de Patrick content, il était heureux.
Ce jour-là, Patrick l’avait fait venir après l’entrainement dans la petite, pièce qui lui servait de bureau. Il l’avait félicité. Puis Patrick lui avait dit de se rapprocher. Sans méfiance, il s’était laissé faire. Quand Patrick l’avait mis sur ses genoux, il était content, cela lui rappelait trop son papa, tellement loin, tellement pas là. Quand Patrick lui fit un baiser sur les lèvres, cela le dégouta, mais il ne pouvait pas lui dire. On ne gronde pas un adulte.
Il ne se souvenait plus bien ensuite. Cela avait duré longtemps. Il se souvenait que Patrick avait mis son sexe dans sa bouche. Ce n’était vraiment pas bien. Puis quand il lui avait forcé dans les fesses, cela lui avait fait mal, très mal. En rentrant, il avait regardé et il avait vu du sang dans son slip. Sa mère n’était pas rentrée. Il avait appelé son père. Il avait attendu longtemps avant qu’il réponde. Son père était furieux, c’était la nuit. Qu’est-ce qui se passe ? C’est grave ? Il n’osa pas lui parler, dit qu’il rappellerait. Quand sa maman rentra, c’était fini, il ne pouvait plus parler.
Patrick recommença, plusieurs fois. Il ne savait pas quoi faire. Il demanda à arrêter la gymnastique. Sa mère refusa, car elle savait l’importance pour lui de ce sport. Il fit une crise. Elle comprit que quelque chose s’était passé, mais il ne voulut rien dire.
Il se mit à dessiner, ce qu’il faisait bien. Sa mère lui demanda pourquoi maintenant il dessinait des monstres, des dessins horribles. Il lui dit que cela l’amusait. Il se renfermait. Même Lucas, son grand ami depuis toujours, ne parvenait plus à lui parler. Sa mère le couvrait de gentillesses, sans arriver à rétablir le lien avec son enfant. Elle lui avait proposé d’aller voir quelqu’un pour l’aider, il avait refusé. Il vivait maintenant dans un autre monde. Il ne souriait plus. Il crut, puisqu’on le lui disait, que c’était la puberté, qu’il grandissait.
À quinze ans, le professeur de français leur donna comme dissertation « l’événement le plus important de votre vie ». Il ne raconta pas son histoire, il raconta celle d’un autre enfant qui avait vécu une aventure identique. Le professeur ne s’y trompa pas. Il le fit venir après la classe. Il lui dit qu’il avait compris le message. C’est tout.
Quand il rentra chez lui, il sut qu’il n’était plus tout seul.
***
Des années plus tard…
Cela faisait deux ans qu’il était à la retraite, bienheureux de ne plus voir ses adolescents agrippés à leur téléphone et ne sachant plus lire. Chaque année, dans ses trois classes, trois ou quatre, au mieux, arrivaient à s’intéresser aux grands classiques. Ces extra-terrestres qui auraient du mal à vivre dans ce monde, ces rêveurs, ces voyageurs de l’esprit avaient été ses rayons de soleil.
Ce matin, en revenant de la boulangerie, il avait croisé un jeune. Sa tête devait figurer parmi les centaines qu'il avait tenté de dégrossir, il les avait toutes en mémoire, incapable d’oublier leur avidité de vie. Pourtant, celui-là…
Il ralentit ses pas, cherchant à retrouver plus de bribes. Il s’était même arrêté, perdu dans les recoins de sa mémoire. Il sursauta quand il entendit son bonjour. Ce garçon était devant lui, un sourire immense à la bouche.
— Je suis si content de vous revoir ! Je ne vous ai jamais remercié. Pourtant…
— Tu as été un de mes élèves. C’est très rare qu’ils me reconnaissent, encore plus qu’ils m’abordent. Tu me rappelles ton nom ?
— Cédric Duchemin, troisième 7, il y a trois ans.
— Je ne te reconnais pas, je suis désolé ! Tu sais…
— Mais, moi, je vous reconnais ! Vous ne vous souvenez pas ? Cette dissertation sur « le plus grand événement de votre vie » ?
— Je l’ai donnée tous les ans pendant quarante ans !
— Mais cette fois, vous m’avez fait venir après le cours…
— Ah, oui ! Je me souviens ! Cédric Duchemin ! Tu as changé considérablement. Tu es… Ne le prends pas mal ! Tu es plus beau, tu es épanoui !
— Grâce à vous !
— Pourquoi ?
— Vous m’avez simplement dit « J’ai compris ! ». Ça m’a libéré. J’ai pu parler, à ma mère, puis au psychologue, à la police.
— Ah ! mentit-il.
Bien sûr qu’il s’en souvenait ! Il avait choisi d’être enseignant pour cela ! Il avait dix ans, à peine, quand les pompiers étaient venus chercher sa grande amie, Karinne, dans l’appartement à côté, dans cette belle résidence. Elle avait été tuée par son père. Elle ne lui avait jamais parlé des coups qu’elle recevait, il n’avait rien vu, rien su. Il s’était senti responsable et avait juré de consacrer sa vie à aider les enfants malheureux. Il n’avait pas fait grand-chose, finalement ! Cédric était le premier, et le dernier !
— Quand vous avez donné le sujet, vous avez dit, en me regardant, moi. « Si vous n’avez pas un événement marquant à évoquer, vous pouvez inventer ! Il peut-être tragique ! »
— Ah !
Oui, il avait reconnu le regard de Karinne dans celui de Cédric. Il avait lancé plusieurs sujets. Cédric avait enfin accroché avec celui-là. Le récit du viol d’un de ses camarades était poignant. Il avait alerté toute l’équipe. Les choses s’étaient mises en place en dehors de lui, mais le changement de Cédric l’avait bouleversé.
— Merci ! Vous m’avez fait renaitre !
— Mais non, c’est aussi notre métier. Mais je suis heureux pour toi ! Très heureux ! C’est à moi de te remercier pour ce petit souvenir.
Il savait maintenant pourquoi il avait vécu, juste deux mots ! Et un sourire maintenant…
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