Chapitre Trois - Celui qui kiffait les barbecues coréens

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Ca faisait deux bonnes heures que je poireautais dans ma voiture, attendant que le mari de notre cliente sorte de l’hôtel. Je l’avais suivi depuis son bureau, situé sur Wilshire Boulevard, jusqu’au Line Hôtel, à Koreatown. Malgré la densité de la circulation, j’ai pu le suivre sans trop de difficulté. J'espérais que son rendez-vous le retrouverait devant l’hôtel. Il ne me restait plus qu’à les photographier et repartir à notre bureau avec les images compromettantes. Mais je n’ai pas eu de chance cette fois-là, car l’homme était entré dans l’ établissement seul. Et depuis, j’attendais, dans la chaleur infernale de ma Mustang. Le soleil tapait dur, ce jour-là. Même en ouvrant les deux fenêtres, pas le moindre courant d’air. Je transpirais comme un bœuf, j’étais trempé. Et puis, je trépignais sur place. Moi qui préfère un peu d’action, je commençais à me dire que Vince m’en voulait pour m’avoir collé cette mission. Quand je repense à ce qu’on a vécu, à chercher ma sœur qui avait été enlevée par un gang colombien… Les poursuites, l’enquête, les poussées d'adrénaline*… Et là, j’étais en train de prendre racine, de fusionner avec mon siège de voiture… J’avais l’impression de devenir dingue. Une furieuse envie de hurler bouillonnait dans ma poitrine.

Pour couronner le tout, je crevais de faim. J’ai regardé l’heure, il était presque midi. J’ai essayé d'appeler Ari, histoire de museler toute cette frustration. Elle n’a pas répondu. L’affaire sur laquelle elle travaillait devait être sérieuse. Parce qu’Ari répondait toujours à mes appels, sauf quand elle se retrouvait aux prises avec un truc qui lui demandait toute son attention.

J’étais tellement plongé dans mes pensées que j’ai failli rater notre bonhomme qui sortait de l’hôtel. Il était seul, à mon plus grand désarroi. Je me suis rendu compte de ma déception, et j’ai eu honte. Peut-être avait-il eu un rendez-vous professionnel. Il n’y avait peut-être aucune tromperie. Le fait était que s’il était sorti accompagné, j’aurais eu mes preuves, je pouvais arrêter de le suivre et rentrer avec mon butin. C’est un aspect de ce boulot que je déteste. J’ai accepté de travailler avec Vince parce que j’étais attiré par l’aspect investigationnel du job. Enquêter, faire des recherches, trouver le fin mot de l’histoire, ça me semblait passionnant. Et puis, je pensais avoir plus de libertés qu’à mon ancien travail de bureau à horaires fixes. Et j’avoue que j’aime ce que je fais… sauf suivre des gens pour vérifier s’ils trompent leur conjoint.

J’ai regardé Monsieur-bien-sous-tout-rapport remonter en voiture. Il commençait à avoir toute ma sympathie. Peut-être que, cette fois-ci, j’étais en train de suivre un gars qui n’avait rien à se reprocher. Un bon mari qui passe juste une journée normale de boulot. Je l’ai suivi un moment en direction du sud, jusqu’à Normandie Avenue, avec ses bâtiments bas et sa grande artère encombrée. Je me suis demandé qu’est ce qu’il pouvait bien faire dans un tel endroit à cette heure. Et puis, j’ai compris. Il s’est arrêté sur le bas-côté et a embarqué trois filles aux jambes aussi longues que la jetée de Santa Monica. Merde. Le mec était bien un salaud. Et il était là pour faire la fête. Ok, tant pis pour lui. J’ai chopé mon appareil photo et je l’ai mitraillé. C’en était fini de lui… et de son mariage, comme je le craignais.

Ma basse besogne accomplie, je pouvais céder à mes instincts de bâfreur. J’aurais dévoré un boeuf entier. Je me suis arrêté au Park’s BBQ, un des meilleurs endroits où manger un barbecue coréen. Je me suis commandé un galbi, du samgyeopsal, du kimchi, des banchan** et un thé glacé au gingembre.

Impatient, je suis remonté en voiture pour me diriger vers notre bureau. Vince nous avait trouvé un petit local à Mid-City, dans une rue passante qui avait dû avoir de meilleurs jours, mais où on se sentait bien. Notre voisin, Hameed, un réparateur de téléphones portables, nous avait vanté le quartier comme faisant partie de l’un des plus authentiques du Los Angeles originel. Et c’était vrai que ce mélange de bâtiments anciens et de pakis avait quelque chose de sympa. En plus, on ne devait pas tourner pendant des heures pour trouver une place de parking.

La façade était simple, ouverte d’une verrière et d’une porte vitrée sur laquelle on pouvait lire « Morgan & Turner - Détectives Privés ». Il faut que je vous dise que notre établissement est une ancienne laverie automatique. Ce qui fait que quand vous entrez, après avoir passé l’accueil, puis les deux bureaux que nous occupons, Vince et moi, vous pourrez voir quatre superbes machines à laver des années soixante, alignées contre le mur du fond, assorties d’un distributeur de lessive qui n’a plus servi depuis l’époque où George Bush Junior occupait la Maison Blanche. Personne n’a semblé vouloir les déplacer. Même pas nous.

Mais en entrant dans notre local, ce qui attirait surtout le regard, c ‘était Cherry, qui trônait au bureau d’accueil.

Cherry était notre secrétaire, qui prenait les appels et gérait notre agenda. Sa peau chocolat et son énorme coiffure afro, assortis d’un visage parfait, lui donnaient un charme fou. Elle avait vingt-huit ans et attirait devant notre bureau de jeunes hommes venus admirer ses courbes, ce qui n’avait pas l’air de la déstabiliser le moins du monde. Oui, je sais, vous vous dites « Ah, le stéréotype de la jolie secrétaire ». Sauf que celle-ci a passé tous les filtres que j’avais imposés à Vince. Le bougre aurait pris la première jolie fille — et il y en a eu — se présentant à notre bureau pour répondre à l’ offre d’emploi que nous avions posté. Je les ai toutes recalées, sans exception, devant un Vince abasourdi. Pourquoi ? Parce qu’elles ne comprenaient pas ce que pouvait impliquer notre demande. Nous n’avions pas besoin d’une jolie plante sachant répondre au téléphone. Il nous fallait quelqu’un à l’esprit aiguisé, capable de voir si une affaire était bien pour nous, ou si c’était du ressort de la police. Quelqu’un qui pourrait repérer les motivations des clients. Si leur demande frôlait l’illégalité, elle devait pouvoir les refuser aussi sec. Et Cherry s’était montrée plus que capable sur ce plan. Premièrement, elle avait entamé ses études de droit à l’Université de Los Angeles, et elle était brillante. Le souci était qu’elle avait rencontré un sale type qui lui avait volé son cœur et l'avait laissée seule, enceinte jusqu’aux yeux. Elle avait dû arrêter ses études, préférant élever son fils. Le petit — qu’elle avait appelé Georgie — venait d’entrer en maternelle, ce qui pouvait exiger, si nous l’engagions, qu’elle s’absente en cas de soucis à l’école. Elle souhaitait, si possible, bénéficier en outre de quelques jours lors des congés scolaires. Vince était prêt à refuser sa candidature, mais je voulais lui donner une chance. J’avais un bon feeling. Et effectivement, lors du test que nous lui avons imposé lors de l’entretien, elle avait explosé les scores. Mieux, un homme est entré dans le bureau pendant notre entrevue et Cherry avait décidé de montrer ce qu’elle savait faire. Après avoir écouté ce qu’il cherchait et posé deux-trois questions, elle nous a jeté un regard interrogateur. Je lui ai fait un signe de tête, lui signifiant qu’elle avait carte blanche. Elle lui a gentiment déclaré que « Morgan & Turner - Détectives Privés » ne pouvait hélas pas répondre à sa demande en ce moment et elle lui avait donné le nom d’autres agences de détective du coin. J’ai retenu mon associé qui était sur le point de faire une crise d’apoplexie. Après le départ du bonhomme, Vince a explosé en disant que « ah bah bravo on a perdu un client potentiel mais c’est pas possible qui m’a fichu une cruche pareille », pendant que je faisais discrètement signe à Cherry de ne pas faire attention à ce qu’il éructait. Quand il s’est enfin calmé, j’ai demandé à la jeune femme pourquoi elle avait refusé la demande de l’homme.

— Plusieurs points m’ont alertés, répondit-elle. D’abord, il nous demandait de surveiller un gars qu’il soupçonnait de coucher avec sa femme. Or, d’habitude, c’est la femme en question qu’on demande de suivre. Pourquoi faire suivre l’ amant ? Ensuite, il nous demandait de zoner du côté des docks, à Wilmington, fief de plusieurs gangs dangereux. Si on en croit son apparence, habillé tout en bleu et son tatouage « HCC », il fait partie des Harbor City Crips. Et je donnerais ma main à couper que le mec qu’il nous demandait de suivre était un Bloods ou, plus plausible, un Florencia 13. Ça sentait la mission foireuse. Au mieux, on risquait des problèmes avec les flics. Au pire, vous alliez vous retrouver avec pleins de trous dans la peau.

Je souriais, satisfait de sa réponse. Vince avait la bouche grande ouverte.

— Mais d’où tu sors, Jackie Brown ?? s’exclama-t-il.

— J’habite le quartier, répondit-elle. Je veux ce boulot. C’est à mi-chemin entre chez moi et l’école de Georgie. Et je pense que vous avez besoin de moi.

Inutile de dire qu’elle a eu le poste.

C’est donc cette jeune fille épatante qui a levé les yeux sur moi, le t-shirt trempé de sueur, la mine renfrognée et les bras chargés de paquets fleurant bon la viande grillée.

— Mais… Ce parfum… Du coréen ! s’exclama-t-elle.

— Pas question, ai-je répondu avant de la laisser me demander quoique ce soit. Même pas en rêve, il ne restera rien.

— Ouh, on est de mauvaise humeur, rigola-t-elle.

— Nan, ai-je grimacé en posant les paquets sur une machine à laver. J’ai juste faim.

J’ai entendu le carillon de la porte d'entrée. Je me suis retourné et j’ai cru être en plein cauchemar. Là, devant moi, du haut de ses deux mètres, un titan au visage de tête de mort me fixait. Manolo Cervantes.

* Voir "Venimeuse", du même auteur

** Côtes de bœuf marinées, poitrine de porc grillée et petits accompagnements

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