Chapitre Onze - Celui qui conduisait comme un dieu

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Manolo et moi devions nous rendre au centre-ville, où Juan Estevez avait son bureau. Estevez était l’agent de probation de Manolo et comme il bénéficiait d’un programme de réinsertion, il devait régulièrement lui montrer patte blanche. Vince m’avait donc demandé de l' accompagner pour lui montrer le contrat que nous avions fait signer à Manolo, contrat lui offrant le poste de chauffeur et consultant en criminalité liée aux gangs. J’ai décidé de laisser le volant à mon nouveau collègue pour me rendre compte de quoi il était capable, même si la perspective de le laisser conduire ma Mustang me rendait un peu nerveux.

— Sacrée bagnole ! s’est-il exclamé. Une Mustang GT390 de 1967 ! La même que Steve McQueen, dans Bullit. Tu es sûr de vouloir me laisser conduire ?

— N’insiste pas trop, ai-je prévenu. Je veux juste me faire une idée de tes compétences. Et je te préviens, pas de folie hein. Elle sort tout juste de révision, j’en ai eu pour près de deux mille dollars…

Il me décocha un clin d'œil avant de prendre place. Il dut reculer le siège à fond pour être à l’aise. Je me suis assis à la place du mort, en espérant que cette appellation ne s’appliquerait pas à moi. Il fit craquer les jointures de ses doigts et démarra. En entendant le moteur ronronner, il poussa une exclamation de plaisir.

Manolo conduisait bien, certes. Mais la circulation sur Venice Boulevard était plutôt fluide et rien ne semblait vouloir perturber notre voyage vers le Financial District, notre destination. Je me demandais comment réagirait cet as du volant en situation de crise. Les dieux du suspense ont dû lire dans mes pensées, parce que tout à coup, j’ai remarqué que Manolo regardait souvent dans le rétroviseur. Il avait l’air nerveux.

— Un problème ? ai-je demandé.

— Jette un œil dans le rétro, a-t-il répondu. Deux voitures après nous. Une Audi noire, avec deux mecs en costume et lunettes de soleil. Ils nous suivent depuis notre départ.

— Tu es sûr ? On est partis depuis dix minutes…

— Ouais… Tu me fais confiance ?

— Ben heu ouais mais…

Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase. Manolo a appuyé sur le champignon, faisant crier le moteur, la vitesse me plaquant à mon siège. Dans le rétroviseur, j’ai vu nos poursuivants s’agiter et accélérer, dépassant les voitures qui nous séparaient. Cervantes donna un brusque coup de volant et braqua à gauche sur Hoover Street, avant de rejoindre Wilshire Boulevard, vers l’est. Le tronçon était plus fréquenté et il dut slalomer entre les voitures pour éviter une collision. Mon cœur battait à cent à l’heure, tant pour ma chère bagnole que pour ma propre vie. J’ai jeté un œil à nos poursuivants, qui s’accrochaient mais se faisaient doucement distancer.

— Merde ! ai-je crié. Tu avais raison, ils nous suivent !

Il n’a pas répondu, se concentrant sur la route. Il bifurqua sur Alvarado Street, puis Temple Street – des rues plus sinueuses, parfaites pour semer une filature. Il passa ensuite sous l’autoroute 110 via Beaudry Avenue, utilisant un passage moins fréquenté, et rejoignit la 5th Street.

En débouchant dans le Financial District, j’ai regardé après l’Audi. Elle avait disparu. Nous les avions semés.

— Manolo, ai-je déclaré en essayant de reprendre mon souffle, c’était qui, ces types ? Tu as quelque chose à me dire ?

— Rien de rien, boss. Je ne les ai jamais vus.

Je l’ai regardé, méfiant. Je n’aime pas tirer des conclusions hâtives, mais celui des deux qui avait des raisons de se faire poursuivre par une voiture louche, ce n’était pas moi. Je n’avais pas vendu mon ex-patron de gang pour ensuite me retrouver en prison. Il m’a jeté un regard agacé.

— Je te le jure, mec. Je n’ai aucune idée de qui sont ces guignols. Aux dernières nouvelles, Los Machetes n’existent plus. Vidal est en prison. Et ses sicarios ne se baladent pas en Audi avec des costards et des lunettes de soleil. Ils traînent dans des bagnoles plus discrètes et sont bien plus jeunes. Ils n’aiment pas trop les cravates.

J’ai regardé la route. Peut-être Alejandro Vidal avait-il engagé des professionnels pour se venger. Si c’était le cas, Manolo n’était pas le seul visé dans cette voiture.

Estevez avait un bureau dans une tour située sur Olive Street. Après avoir trouvé une place dans le parking souterrain, nous prîmes les ascenseurs jusqu’au douzième étage. Le sol était recouvert d’une vieille moquette grise, usée et parsemée, ici et là, d’auréoles foncées, résultat de tâches qui avaient mal été nettoyées. La lumière blafarde des néons semblait annuler les tons chauds peints par le soleil californien, et tout semblait terne et désaturé à cet étage. En arrière-plan, on entendait des téléphones sonner indéfiniment, comme une complainte agaçante mêlée aux discussions des occupants des locaux. J’ai suivi Manolo à travers le dédale de bureaux surchargés, ses pas lourds étouffés sur le tapis. Les employés regardaient passer la montagne de muscles au visage de mort, tantôt effrayés, tantôt subjugués par cette apparition. Même moi, avec mon mètre quatre-vingt trois, j’avais l’air d’un enfant à côté de lui.

Juan Estevez était un petit homme gris, comme le tapis recouvrant le sol. Les années passées à travailler dans ce lieu semblaient avoir déteint sur lui. L’expression “faire partie des meubles” s’appliquait à lui de manière littérale. Ses cheveux noirs et gras retombaient sur son front, et ses petits yeux inquisiteurs étaient encore plus petits derrière ses grosses lunettes aux verres épais. Seul détail surprenant : sa cravate, jaune, large, ornée du coyote des Looney Tunes poursuivant l’éternel Beep Beep. Je me suis rendu compte qu’il me fixait du regard pendant que j’étais bloqué sur ces personnages. Manolo me regardait aussi, semblant attendre que je reprenne mes esprits.

— Vous êtes en avance, déclara Estevez comme introduction. J’aime la ponctualité, mais dans les deux sens. Vous avez de la chance que je n’avais aucun rendez-vous avant vous. La prochaine fois, veillez à arriver à l’heure, s’il vous plaît.

Inutile de vous dire qu’à ce moment précis, j’ai compris que nos relations seraient compliquées. Notre interlocuteur avait l’air d’être un homme très pointilleux, reniflant le moindre détail, chipoteur sur des broutilles, mais qui détenait un certain pouvoir sur Manolo. Si quelque chose ne lui plaisait pas, Cervantes risquait de retrouver sa cellule à la prison d’Etat de Lancaster. J’ai décidé de la jouer diplomate.

— Toutes nos excuses, monsieur Estevez. La circulation était… plus fluide que prévu.

Il me regarda d’un oeil torve.

— Et vous êtes…?

— Jake Turner. Je suis associé chez Morgan & Turner, Détectives Privés.

— Ah… Oui… Je m’attendais à voir monsieur Morgan… Bien. Si je ne m’abuse, monsieur Cervantes, suite à ses peines de prison et son passé, ne peut pas accéder au métier de détective privé.

— C’est juste, ai-je répondu poliment, mais il n’est pas engagé en tant que détective privé, mais en tant que chauffeur et consultant. Son expérience au sein d’un gang est précieuse. Il connaît les habitudes des différents groupes, leur territoire et certains détails sur leur organisation. Cela nous sera très utile dans certaines enquêtes pour lesquelles on nous appelle régulièrement.

— Mmh, répondit Estevez, sceptique. Avez-vous amené le contrat qui vous lie à monsieur Cervantes dans le cadre de sa réhabilitation ?

— Oui, le voici, ai-je répondu en lui tendant les documents. Vous pouvez vérifier, tout est en ordre.

Il prit les pages et les examina soigneusement. Il souleva soudain ses fins sourcils.

— Mmh, je vois un problème ici. Article douze, le signataire sera amené à se déplacer régulièrement, y compris en dehors de l'État. Or, si je ne m’abuse, vous n’êtes pas autorisé à quitter la Californie, monsieur Cervantes.

Manolo décocha sa réponse si vite que je n’ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit.

— D’après le Code pénal californien, article 1203, un probationnaire peut voyager hors de l’État s’il obtient une permission écrite de son officier de probation. J’ai bien étudié mes leçons. Je peux même vous citer l’article en question: « à condition que le probationnaire obtienne une autorisation écrite préalable de son agent de probation pour tout déplacement de ce type. » Je peux même invoquer l’ICAOS, article 3.101-1, qui me donne raison, lui aussi. J’ai le contrat, j’ai l’emploi, j’ai même une lettre de Vince. J’ai toutes les garanties exigées par la Loi. Il reste juste votre signature. Et, si je ne m’abuse, vous êtes dans l’obligation de signer si rien ne vous permet de douter de ma bonne foi et des garanties présentées.

Estevez resta interdit. La bouche ouverte, il était rouge comme un feu sur Hollywood Boulevard. Puis il se ressaisit, et le visage fermé, tendit la main.

— Très bien. Donnez-moi ce document à signer. Mais attention, je vous tiens à l'œil, monsieur Cervantes. Vous ne me faites pas peur, avec vos tatouages de l’enfer, vos muscles et vos beaux discours. Je vous tiens à l'œil !

Sorti du bureau, j’étais encore époustouflé par la prestation de Manolo…

— Mec ! C’était quoi, ce baratin juridique !?

— C’était pas du baratin. C’est la Loi, tout simplement. Quand j’étais plus jeune, bien plus jeune, je voulais être avocat. Mais j’ai pris d’autres chemins. Ça ne m’a pas empêché de potasser les codes pénaux, juste au cas où. Et en prison, j’ai eu le temps de me rafraîchir la mémoire.

J’ai éclaté de rire. Plus j’apprenais à connaître Manolo, plus il m’épatait. Mon téléphone a vibré. Je l’ai sorti de ma poche, en riant encore. Mais lorsque j’ai décroché et entendu la voix de ma sœur, je n’ai plus eu envie de rire.

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