24 Juin 2023
24 Juin 2023
06h00
Émilie HANSEN, 19 ans
31ème jour du Tour du Monde à la voile en solitaire
C’est mon anniversaire ! C’est bizarre de ne pas le fêter avec ma famille et Alex. Le réveil n’est pas très facile. Durant la nuit, le vent s’est levé. Des vagues se sont formées. Le bateau a bien gîté. Je suis à une moyenne de vingt-cinq nœuds. J’avance bien. Cette nuit j’ai dû sortir et m’accrocher à la ligne de vie pour prendre un ris. Le soleil est en train de se lever. La mer est grise. Grise lumineuse, c’est magnifique. Je suis en plein milieu de l’océan Atlantique pour autant je vois un déchet à côté de moi. Un sac plastique. Cela me répugne. Comment est-il possible de polluer ainsi la planète ? Nous savons qu’elle est en danger, qu’elle est malade. Il y a des faits qui prouvent l’existence du réchauffement climatique mais visiblement cela ne suffit pas aux personnes pour se rendre compte de la destruction qu’ils causent. Plus j’avance, plus je vois de déchets. À présent, il m’est impossible de les compter sur mes mains. Si cela continue, mon bateau ne va plus avancer. Lorsque je regarde au loin autour de moi, je ne vois rien d’autre que des tonnes de déchets, de plastique, de palettes de bois, de bouteilles de verre et encore de nombreuses autres choses aussi répugnantes…
J’avance au ralenti tout en restant sur mes gardes par crainte d’abîmer mon embarcation. Les morceaux se font de plus en plus imposants. Certains atteignent sans doute une dizaine de mètres de diagonale. C’est impressionnant. Au large, je vois des formes minuscules plus hautes que les hautes que les autres apparaître. Elles ne sont pas bien grandes. Cependant, ces taches sont très nombreuses. Je regarde sur mon radar s’il s’agit d’une côte. Non, il n’indique rien. Seulement le bleu de la mer. Je cherche dans ma tête de quoi il pourrait s’agir. Peut-être du fameux septième continent, celui des déchets… Mais ce serait étonnant qu’il soit en hauteur… Je continue prudemment mon chemin et garde le cap sur ces taches qui se font de plus en plus grosses. Plus je m’approche, plus il m’est facile de distinguer ces étranges choses. On dirait, des blocs, des blocs de plusieurs couleurs, fabriqués à partir de divers matériaux. Comme ceux qui sont dans l’eau… Serait-ce possible qu’un peuple vive ici? Comment feraient-ils? Comment se nourriraient-ils? C’est bizarre, si je ne me trompe pas je n’ai jamais entendu parler d’un peuple qui vivrait sur ces déchets. Peut-être qu’il s’agit d’une expérience scientifique ou de quelque chose comme ça.
« Bonjour, il y a quelqu’un? » criai-je. Je ne suis qu’à une petite dizaine de mètres d’un de ces blocs. « Il y a quelqu’un? » répétai-je. Visiblement non. Je sors des bouts d’amarrage et me rapproche du bloc. Je descends de mon bateau après m’être mise face au vent et l’accroche. Le soleil s’est bien levé maintenant. Je vais quand même prendre mon gilet de sauvetage. Au cas où. Je m’aventure prudemment sur une île flottante de déchets.
« Hello! Is there someone? Il y a quelqu’un? » Je n’ai toujours pas de réponse. Je vais vers le premier bloc. « Il y a quelqu’un? Hello? » Je passe la tête dans le large trou sur une des façades. Là, à ma grande surprise je vois quatre personnes.
« Bonjour, euh, je peux venir? » La personne la plus proche de moi, un homme sans doute, à la peau bronzée, s’approche de moi en rampant. Je me recule. Il fait des grognements. Peut-être qu’il ne comprend pas le français… « Hello, can I go? Heu… My name is Émilie, Émilie HANSEN. I am a sailor. » Je ne sais pas vraiment quoi dire. De plus, l’air de la personne face à moi me déconcerte. Il me regarde comme quelque chose d’à la fois effrayant et extraordinaire. Comme si j’étais une créature imaginaire… « Vous ne parlez pas français ou anglais? » demandai-je en essayant de faire des gestes. « Shijg? Beid het sdneiz?
- Heu… désolé, sorry, je ne comprends pas. I don’t understand. French? English? No?
- Shijg? Beid het sdneiz? Jeud hekd nsot shit. Veid eift ekd lenfu dhenf. Jefi dijdy keldue keis lufe!
- Je ne comprends pas… Moi Émilie, toi, qui?
- Shijg? Ezli?
- Émilie. Émilie Hansen. Dis-je en me montrant. Émilie. Toi? Demandai-je en le pointant du doigt. Il se retourne vers la personne la plus âgée derrière lui.
- Émilie bden oeid seuif? Eheif ieof dueo enfor. Deif jifef kekfho. Il se tourne vers moi. Émilie.
- Oui Émilie. Moi. Toi?
- Vickard. Jend Vickard? Het Émilie. Dui?
- Toi Vickard? C’est ça?
- Vickard. Dui.
- Oui c’est dui?
- Dui?
- Moi Émilie, toi Vickard, dui?
- Dui. Il s’approche de moi et m’attrape la cheville droite. Dheif kem jend.
- Hein?
- Shijg? Beid het sdneiz? Jeud hekd nsot shit.
- Shijg c’est quoi. Ok. Shijg?
- Dheif kem jend. Il me tire un peu la cheville. Dheif kem jend.
- Tu veux que je vienne avec toi?
- Shijg? Ok… je ne suis pas rendue. Émilie, moi, dui?
- Dui. Dheif kem jend. Het, Émilie, dheif kem jend Vickard. Il me fait signe avec la main. Il refait le signe. Ça y est, je le comprends. Il me fait signe de venir.
- Tu veux que je vienne dui?
- Dui, dheif kem jend!
- Ok, dui! » Je le suis. Il me fait sortir de ce bloc. On marche sur un ponton de déchets. Avec les vagues il bouge. Cela ne semble aucunement le déranger. Vickard m’amène vers un autre bloc. Il y a une personne âgée, une femme, je dirais. Elle est couverte de bouts de tissus comme les autres personnes que j’ai vues. Elle se lève et s’approche. Elle tire mes cheveux. Je me recule, surprise. Elle me regarde avec un drôle d’air. Vickard lui parle. Je ne comprends rien mis à part « Émilie ». Ils parlent pendant un moment. Je ne sais pas ce que je dois faire. Dois-je prendre la parole? Dois-je rester, m’asseoir ou bien partir? Je suis tellement loin de mes repères. De mes habitudes. Cela fait à peine un mois et demi que j’ai passé la dernière épreuve de mon baccalauréat. Celle du grand oral. Moi qui déteste parler, être devant des personnes, je l’ai quand même fait.
Je n’ai jamais su quel métier faire. Depuis toute petite on me dit : « Et toi Émilie, qu’est-ce-que tu veux faire plus tard? » Une fois je disais monitrice de voile, une autre skipper, ou bien sauveteuse en mer, océanographe. Certes je ne savais pas quoi faire, mais je savais une chose. Je voulais vivre sur l’eau. J’ai donc travaillé comme monitrice de voile au « CNTH », j’ai fait du baby-sitting, du soutien scolaire, serveuse pendant les vacances et bien d’autres petits travaux. Je ne me suis pas acheté de voiture ou d’appartement comme mes amis. J’ai économisé. Quand finalement j’ai eu assez d’argent, je me suis payée mon magnifique voilier. Je l’ai baptisé le « Blue Winston », en hommage à mon grand-père. Il a toujours voulu avoir son propre bateau mais il ne l’a jamais eu. C’était son rêve. Et je suis en train de le réaliser.
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