Chapitre 1 - 28 juin 2023 - Dix minutes

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Dix minutes.

C’est le temps qu’il t’a suffi pour abattre tes cartes et effacer dix ans de vie commune, de notre vie commune. Dix minutes ont suffi à dévoiler cette facette de ta personnalité, cruelle et glaciale, qui m’était inconnue.

Par le biais d’un message dénué de toute émotion, tu m’as convoquée dans notre cuisine, à 16h30 précisément, pour m’infliger ta décision implacable : tu t’en vas. Tu n’aimes plus ta vie, tu n’aimes plus notre maison, tu n’aimes plus ton travail et surtout, tu ne m’aimes plus, moi. C’est sans appel.

Le temps s’arrête. Une sphère étrange, faite de panique, de stupeur, de douleur, m’enveloppe et m’isole du reste du monde. Mon cœur blessé semble trop gros pour ma poitrine. Je suffoque au beau milieu de notre salon dont je ne reconnais plus les contours.

Soudain, mon orgueil prend le dessus, une colère sourde me gagne et je te mets en garde : il n’y aura aucun retour en arrière possible. En as-tu conscience ? Mais tu le sais déjà, et tu rassembles des vêtements sans montrer le moindre indice de compassion, de regret. Cet homme-là, qui s’empresse de remplir son sac de slips, de chaussettes et de t-shirts, n’est pas celui que j’ai épousé. Qui es-tu, individu insensible au faciès déterminé, qui se tient devant les placards de la chambre que je partage avec Marc, mon mari ?

Cette chambre qui nous a vus nous aimer de longues années et, par tous les moyens imaginables, essayer d’y concevoir un enfant qui n’est jamais arrivé. Enfin, presque.

Impuissante, tremblante, je te regarde me quitter et m’interroge sur ce que j’ai fait pour mériter une telle hostilité. Hier encore, tu me murmurais des je t’aime au creux de l’oreille et aujourd’hui, à 16h40, tu sembles me détester.

La scène est surréaliste et grotesque, digne d’un mauvais feuilleton de dimanche après-midi. Tu me dis que tu ne supportes plus les contraintes de ta vie. Que tu t’es totalement désintéressé de la mienne. Je te demande comment elle s’appelle. Tu réponds qu’elle n’existe pas ; je n’en crois pas un mot. Tu mens comme tu respires. Depuis combien de temps me mens-tu, Marc ?

— Tu ne m’aimes plus, toi non plus, oses-tu avancer.

Des paroles dont je pèse les conséquences à chaque instant depuis des mois jaillissent brutalement de mes lèvres.

— J’étais prête à accepter de ne jamais avoir d’enfant pour toi… Pour rester avec toi… Comment peux-tu me sortir une horreur pareille ?

Ta détermination vacille un instant et tu pleures brièvement. Mais la sauvagerie de ton comportement gagne la partie. Tu es frénétique, pressé, tes mouvements sont agressifs et rapides.

Tu claques la porte et je me retrouve seule dans cette grande maison silencieuse, vide de toi et de quelques-unes de tes affaires et pour la première fois de ma vie, ses murs se referment sur moi. Si j’avais déjà expérimenté l’anxiété, l’angoisse indicible dans laquelle tu venais de me plonger était si intense que j’aurais pu la toucher.

Ce que j’ai fait ou ce que j’ai dit, ce soir-là, demeure flou dans ma mémoire. Ma conscience préfère ne pas s’en souvenir, pour éviter de ramasser inlassablement les morceaux de mon cœur. Je ne sais plus dans quel ordre exactement, mais j’ai paniqué et pleuré, pleuré et paniqué.

J’ai appelé ma mère. Sur le coup, elle n’a pas compris ce que je lui expliquais, que tu venais de me quitter. Je n’ai entendu que le bruissement de fond du téléphone l’espace de quelques secondes. Puis elle est arrivée. La soirée durant, elle est restée à côté de moi, désarmée, à contempler sa fille sanglotante que son mari abandonnait. Le courroux que tu lui inspireras plus tard dépassera de loin ce que tu pourrais imaginer d’elle.

« Toi non plus, tu ne m’aimes plus ».

Comment peux-tu affirmer une chose pareille ? Qui es-tu pour la certifier ? Quand j’ai subi tant de traitements pour faire naître un enfant de nos deux corps ? Quand j’ai expérimenté la douleur atroce de la perte ?

Je me dis que c’est impossible, mon amour, et que quand tu auras recouvré tes esprits, tu reviendras vers moi. Mais serai-je capable d’accepter ton retour ? Serai-je capable d’accepter que tu aies douté de nous si fort, alors que je me battais pour ne jamais cesser d’y croire ?

Au fond de moi, je sens la fissure. Elle s’étend, lézarde les murs de mon âme. J’y plaque mes paumes, mon dos. De toutes mes forces, j’empêche l’édifice de ma vie de s’écrouler. Je n’y parviendrai pas, je le sais, mais j’essaie. J’essaie, comme je le fais depuis des mois, peut-être même des années, de retenir le collapse programmé de mon monde.

Je m’allonge dans notre lit et les battements assourdissants de mon cœur meurtri résonnent jusque dans mes mains frémissantes. Ils m’empêcheront de trouver le sommeil pour les dix nuits à venir et les anxiolytiques n’y changeront rien.

C’est drôle, mon amour, tout semble fonctionner par dix. Le chiffre rond, la complétude, l’achèvement. Un cycle… Le retour à l’unité.

Du moins, pour moi.

Au travers de mes paupières fermées, bouffies d’avoir trop pleuré, je tente de comprendre, étendue dans le noir et le silence. Je décortique chacun de tes mots, chacun de tes regards, de tes gestes sur ces dernières semaines écoulées. Il y a une femme, je le sais. Je le sens.

Un homme comme toi ne lâche pas la rampe d’un côté sans la saisir de l’autre.

Tu me dis que tu ne veux plus des contraintes de ta vie. Étais-je moi-même devenue une contrainte ? Ai-je manqué d’attentions envers toi ? T’ai-je négligé ? Alourdie par mon quotidien, par mes propres blessures, je ne parvenais plus à être l’épouse, l’amie, l’amante à la fois.

Mon esprit s’englue dans une culpabilité sans issue.

Me suis-je moi-même oubliée ?

Au petit matin, les draps refusent de me laisser partir. Mon chagrin me rive au matelas. Je ne vais pas travailler. Je pense à toutes ces personnes, amis, famille, à qui je devrai avouer l’échec de notre couple, et qui me dévisageront, les bras ballants et les yeux ronds, accablés d’une incompréhension plus que totale. Je songe à tous ceux-ci ; dans quelques heures, ils m’appelleront, m’écriront pour me plaindre et compatir. Savoir qu’ils se rangeront probablement dans mon camp est une maigre consolation, mais une consolation quand même. Cette comédie m’écœure avant même d’avoir lieu. Je raconterai cet épisode de mon existence tant de fois que j’en développerai des automatismes pour livrer la version la plus concise et claire possible de ta fuite.

De l’extérieur, nous ressemblions au couple parfait. Il paraît que c’est toujours ainsi. Parfaits de l’extérieur, pourris de l’intérieur. Personne ne l’a remarqué et moi-même, je n’y ai vu que du feu. Jusqu’à la dernière seconde.

En début d’après-midi, je parviens enfin à me soustraire à l’étreinte invisible de mon lit. Je ne mange pas et j’effectue les tâches quotidiennes avec l’habitude d’un automate.

J’ai trente-quatre ans, je me bats depuis six ans pour nous donner un enfant, et tu me laisses aujourd’hui, sur le bord du chemin. Seule, au carrefour de ma vie. J’ignore quelle direction tu as prise ; je n’ai pas eu le temps de tourner la tête que tu t’étais déjà sauvé.

J’aurais pu geindre, crier, me mettre à genoux et te supplier de rester. Mais je n’ai rien fait de tel. La pitié n’a rien en commun avec l’amour.

Le surlendemain, je retourne au travail. L’angoisse est si violente qu’elle paralyse mon corps et mes pensées. Assommée par les anxiolytiques, je peine à écouter les patients et prendre soin d’eux tant j’ai besoin que l’on prenne soin de moi. Je suis perdue.

J’ai retiré mes alliances. Certains l’ont déjà remarqué et me considèrent avec tristesse, d’autres pas encore.

« Dieu prend son temps pour payer, mais il paie large », m’a dit ce patient âgé qui en a vu d’autres. Malheureusement, je ne crois pas en Dieu. Ou peut-être est-ce plutôt lui qui ne croit pas en moi. Je l’ai assisté tant de fois dans sa destruction aveugle de la vie que je crains ses desseins plus que je ne les espère.

« On se relève de tout ». Il n’y a rien de plus faux. Ce sont des citations de rubriques psycho de magazines puérils. Si l’on peut en effet se relever de beaucoup de choses, pour le reste, il faut surtout vivre avec.

Vivre avec. Car plus les jours passent, plus je comprends que tu ne reviendras pas. Plus je comprends que, quoiqu’il advienne, jamais je ne serai en mesure de recoller les morceaux de mon quotidien que tu as réduit en miettes.

Et l’angoisse m’oppresse, m’enserre la gorge, m’empêche de réfléchir, de parler, de dormir. J’alterne entre les phases catatoniques où la gravité gagne le combat contre ma volonté, et des phases d’agitation extrême où je ne tiens plus en place.

C’est étrange, mais ce n’est pas la tristesse ni le découragement qui m’accable. C’est la peur. Une peur sourde et irraisonnée, qui s’enracine au plus profond de mes entrailles.

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