Une journée de Marcellus Prépus

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 Comme tous les matins, Marcellus Prepus se posta devant le Forum, prit sa lyre et se mit à chanter pour les passants, dont quelques-uns lui lançaient des pièces.

« Merci beaucoup, disait-il à chaque sesterce qu’il recevait. Merci de tout cœur. »

Et il reprenait à chanter de plus belle. Quand il avait épuisé son répertoire, il ramassait ses gains, les fourrait vite dans sa poche, et allait se poster deux cent mètres plus loin, à la sortie d’une therme.

« Merci. Merci beaucoup, répétait-il chaque fois qu’il entendait le tintement d’une pièce sur le trottoir. »

Son tour de chant fini, il accomplissait les mêmes gestes et, sa lyre sous le bras, s’en allait changer de quartier.

« Attendez, lui fit un homme élégamment vêtu ; qui devait avoir une quarantaine d’années. Ce que vous chantez est très beau. »

Flatté, Marcellus Prepus se courba respectueusement.

« Merci beaucoup citoyen.

— Ne me remerciez pas. C’est moi qui devrais vous rendre grâces d’avoir flatté mon oreille. C’est vous composez cela ?

— Oui. Paroles et musique. »

L’homme acquiesça :

« Connais-tu Eddus Barclus le mécène ?

— Oh oui, j’en ai entendu parler.

— Tu n’as jamais essayé d’aller lui chanter tes chefs d’œuvre ?

— Oh non. Qui suis-je moi ? Un esclave affranchi, et rien d’autre. Jamais il ne voudra de moi. »

L’homme se mordit la lèvre inférieure… (Ça devait être un tic. Je ne vois pas d’autre explication)

« Connais-tu la Voie Appienne ?

— Je connais Rome comme ma poche.

— Bien. Il se mordit à nouveau la lèvre. J’habite au vingt-six, « VILLA CREPUSCULE ». Viens ce soir à huit heures avec ta lyre. Je l’inviterai à dîner, et tu lui chanteras tes chansons. »

Marcellus Prepus se pinça le bras, pour se prouver qu’il ne rêvait pas, puis il s’agenouilla et baisa la main de l’homme :

« Merci, merci beaucoup. »

L’homme parut gêné par tout ce débordement, qu’il se mordit la lèvre inférieure trois fois de suite avant de dire :

« C’est moi qui te remercie… Ah, j’oubliais. » Il lui tendit une bourse remplie de sesterces : « Lave-toi, parfume-toi, achète-toi une nouvelle toge. Tu feras meilleure impression. A ce soir. »

Marcellus Prepus, rangea soigneusement la bourse dans sa poche, et se mit à courir comme un dératé. Arrivé en bas de son immeuble, il grimpa les escaliers quatre à quatre. Parvenu devant sa porte, il frappa dessus avec frénésie.

« Ouvre ! Ouvre vite Gemma !

— Qu’est-ce qu’il te prend de crier et de frapper comme ça ? Demanda sa sœur. Es-tu devenu fou ? »

Il la prit dans ses bras et la fit tourner autour de la pièce.

« Non, non, pas du tout, s’écriait-il Demain nous serons riches. Richissimes. »

Et il continua à faire tourner sa sœur autour de la pièce.

« Lâche-moi espèce de fou, s’écria-t-elle. La porte est restée ouverte. » Il la lâcha, elle referma la porte et : « Quelle mouche t’a piqué ? »

Il sortit de sa poche la bourse remplie de pièces :

« Sais-tu à quoi sert tout cet argent ? »

A sa vue, les traits de sa jeune sœur se décrispèrent. Elle s’en empara :

« Elle nous sert à manger. A nous gaver.

— Non, non hurla-t-il. Rends-la moi. J’en ai besoin. J’ai ce qu’il faut pour le dîner. »

Et il sortit les quelques pièces qu’il avait accumulées en chantant. Gemma les regarda :

« Une misère, comme d’habitude. » Elle se dirigea vers la cuisine : « Je prends mon filet à provisions et je vais faire les courses. »

Son frère lui courut derrière et la rattrapa :

« Rends-moi cet argent. Il m’est indispensable.

— A moi aussi, répondit-elle sèchement.

— Grâce à lui nous serons riches, petite sœur. Tu comprends ? Riches. Nous nous achèterons la latifundia près d’Ostie. Nous aurons des esclaves. Nous mangerons plus qu’à notre faim. Nous passerons nos vacances à Pompéi. Bref, nous mènerons la grande vie. »

Gemma le regarda de travers :

« Tu as encore bu ?

— Non, je te l’assure. Laisse-moi te raconter ce qui m’est arrivé. S’il te plaît, petite sœur. »

Elle poussa un soupir de lassitude.

« Bon, mais fais vite ; autrement le marché va fermer. »

En deux mots il lui raconta la scène qu’il avait vécue. Elle demeura impassible :

« Et alors, en quoi cela m’empêche-t-il d’aller faire les courses ?

— Tu n’as rien compris, fit le frère excédé. Cet argent me sert à me laver, à me parfumer, à m’acheter une nouvelle toge, pour faire bonne impression devant Eddus Barclus.

— Ainsi, pendant que monsieur se pomponne et s’habille comme un patricien, moi je dois mourir de faim comme une plébéienne ?

— Tu as de quoi manger, répondit-il. Aujourd’hui, j’ai rapporté plus que les autres jours. Compte et tu verras… En plus tu es seule. Tu pourras manger le double. »

Gemme soupesa la bourse, la regarda et, haussant les épaules, la lança aux pieds de son frère.

« Et si cet Eddus Barclus n’aime pas tes chansons ?

— Mais oui, qu’il les aimera, puisque cet homme les a appréciés.

— Ce n’est pas lui le mécène.

— Non, mais il le connaît bien, et surtout ses goûts musicaux. »

Gemma se leva, prit les pièces que lui tendit son frère et son filet à provisions : « J’espère que ce que tu m’as raconté est vrai.

— Mais oui, petite sœur. Vrai de chez vrai. »

A huit heures pétantes, propre comme un sesterce neuf, parfumé comme un légionnaire en permission, vêtu comme un sénateur, il se trouva devant la grille de le « VILLA CREPUSCULE », qu’un grand esclave noir vint lui ouvrir.

« C’est vous le chantre ?

— Oui, répondit Marcellus, lui fourrant la lyre sous le nez. Ça ne se voit pas ?

— Et alors, rétorqua le Numide impassible. Néron aussi en avait une de lyre, et ce n’était pas un chanteur pour autant. Enfin, soupira-t-il. Suivez-moi. »

Jamais, même dans ses plus beaux rêves, Marcellus ne vit de maison aussi belle, aussi grande, aussi somptueuse, aussi richement décorée. Tout l’émerveillait : le marbre rose qui recouvrait le sol, les hautes colonnes finement ciselées, le vaste impluvium rectangulaire, autour duquel étaient allongées quatre ravissantes jeunes femmes nues, admirablement sculptées par une main de maître, qui avait su graver sur le bronze la vie, la grâce et la beauté réunies.

« Voici notre auteur compositeur. » Marcellus se retourna brusquement. « Je vous ai fait peur à ce point ?

— J’admirais la beauté de votre atrium, et cela me faisait rêver. »

L’hôte se mordit la lèvre inférieure, lui tapota l’épaule et lui dit :

« Quand Eddus Barclus aura entendu vos chansons, il fera de vous un homme dix fois plus riche que moi ; et ma maison vous semblera bien modeste.

— Vous me flattez.

— Non, mon ami. Je suis sincère. » Il remordit la lèvre inférieure et : « Au fait, comment vous appelez-vous ?

— Marcellus Prepus. Je suis originaire de la Gaule Narbonnaise. Depuis la mort de mes parents, je vis à Rome avec ma jeune sœur.

— Votre jeune sœur ? Par Jupiter, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? Je l’aurais invitée elle aussi.

— Elle a un caractère impossible. Elle aurait refusé.

— Est-elle jolie ? »

Marcellus Prepus fit une d’hésitation :

« Ma fois, je ne saurais vous le dire. Elle n’est pas laide à regarder.

— Humm !

— Vous savez, il m’est difficile de porter un jugement sur ma propre sœur.

— Vous ressemble-t-elle ?

— Non. Elle est le portrait de notre mère qui était une femme ravissante sur qui les hommes se retournaient. Elle chantait elle aussi. C’est d’elle que je tiens ce don. »

L’hôte fit une moue de déception et se remordit la lèvre inférieure.

* « Dommage. Je suis sûr que votre sœur est très jolie. Elle aurait une très bonne impression à notre mécène qui adore les jolies femmes. »

Marcellus eut un léger raidissement :

« J’ai promis à mes parents, sur leur lit de mort, de veiller et protéger ma petite sœur, de surveiller ses fréquentations et, je vous le dis en toute honnêteté, je ne l’estime pas encore en âge de fréquenter les milieux artistiques aux mœurs un peu trop dissolues pour elle. »

L’hôte se mordit la lèvre de nouveau puis :

« Je vous comprends très bien. Et c’est louable de votre part de préserver la candeur de votre sœur. Tout se passera bien quand-même.

— Si je n’ai pas le trac.

— Vous n’aurez pas de raisons de l’avoir. Eddus Barclus n’est pas celui qu’on se plaît à décrire : impitoyable, lassé d’avance d’écouter les nouveaux talents. C’est un homme très simple qui sait mettre à l’aise et… » L’esclave s’approcha de lui et lui dit quelque chose à l’oreille : « Qu’il entre, qu’il entre, fit-il ravi. » Il se mordit la lèvre inférieure et tapota l’épaule de Marcellus : « Ça y est, il vient d’arriver.

Après un repas copieux – digne de Trimalchion – l’Amphitryon pria ses convives de s’accommoder dans une pièce voisine et dit au mécène :

« Eddus, en écoutant ce jeune homme, tu ne seras pas déçu d’être venu.

— Ton repas n’avait rien de décevant mon cher Talentus Scutus.

— Le plaisir et la satisfaction qu’il t’aura procurés, ne sont rien comparé à cde que tu vas entendre. Apollon sait si j’en ai entendu des chanteurs postés à l’entrée des thermes. Marcellus Prepus, est le meilleur. Ses chansons veulent dire quelque chose. Il sait tourner ses phrases, rechercher ses mélodies ; il est en plus un excellent joueur de lyre, qui ferait mourir d’envie Néron lui-même, s’il était encore de ce monde.

— Ecoutons-le, le coupa sèchement le mécène. » S’adressant à Marcellus, avec un sourire d’encouragement : « Je vous écoute. »

Mort de peur, suant comme un bœuf, Marcellus prit sa lyre et commença son récital. Quand il acheva la dernière chanson, Eddus Barclus se leva, alla à lui, le regarda et attendit un long moment avant de dire :

« Extraordinaire ! Encore une fois, le flair de Talentus Scutus a été infaillible. Bravo ! Allez, venez tous les deux chez moi. Je vous offre la dernière coupe, et nous signons le contrat.

Gemma allait et venait, dans le petit appartement miteux, comme une louve en cage, se rongeant les ongles :

« Que fait-il ? Où peut-il bien être ? Que peut-il bien faire ? Voilà cent dix-sept fois que j’ai retourné clepsydre, et il n’est toujours pas rentré. Tu vas voir ce que je vais lui dire, lorsqu’il sera de retour… Si toutefois il décide de revenir. » Elle fut saisie d’une angoisse soudaine : « Par Minerve Déesse de la sagesse et de la raison, pourvu qu’il ne se dédie pas de la promesse faite à papa et maman, et m’abandonne pas. Pourvu que tout cet argent, il ne l’ait pas volé. Pourvu qu’il ne soit pas au fond d’un cachot. C’est affreux le martyre que je souffre. De quoi tuer cent Chrétiens en une seconde. »

Elle en était là de ses pensées, lorsqu’on toqua à la porte :

« Ah le voilà, fit-elle non sans une certaine rage dans la voix. Dois-je lui sauter au cou de joie d’être enfin là, ou dois-je l’étrangler pour m’avoir mise dans cet état ? »

Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle poussa un cri d’horreur, en apercevant le grand Numide.

« Êtes-vous la sœur de Marcellus Prepus ?

— Et… Et vous, qui êtes-vous ? Lui demanda-t-elle apeurée.

— Je suis l’esclave de Talentus Scutus, chez qui votre frère a dîné en compagnie d’Eddus Barclus, afin que ce dernier écoutât les chansons de votre frère, qu’il a trouvées très belles. Actuellement ils sont tous les trois chez ce mécène, pour boire une coupe à sa santé, et lui faire signer le contrat qui le rendra célèbre. »

Gemma reçut cette tirade en pleine figure, et mit un certain temps avant de dire à la manière d’un perroquet :

« Talentus Scutus… Mon frère… Eddus Barclus… Contrat… Célèbre… C’est donc vrai ce qu’il m’a raconté. » Hébétée elle regarda le Numide : « Célèbre, célèbre : la latifundia près d’Ostie, les esclaves, les vacances à Pompéi… Tout cela est vrai ! Tout cela est vrai !

— Oui.

— Et… Quand vais-je revoir mon frère ?

— Tout de suite. Je suis là pour vous conduire auprès de lui. »

La joie de Gemma fut tellement grande, qu’elle ne put s’empêcher de sauter au cou de l’esclave, et le serrer contre elle. Brusquement, réalisant la situation, elle lâcha prise, et fit sèchement :

« Allons-y.

Marcellus Prepus ouvrit un œil, puis l’autre. Il regarda par la fenêtre, comme il le faisait tous les matins. S’il faisait beau, il se levait, s’habillait, prenait sa lyre, et s’en allait chanter dans les rues de Rome. S’il pleuvait, il se rendormait. Ce matin-là, la pluie tapait contre les carreaux de la fenêtre.

« Je suis quitte pour me rendormir jusqu’à ce qu’elle s’arrête. » Il allait refermer les yeux quand soudain, passant sa langue sur sa lèvre inférieure, il constata qu’elle était énormément gonflée : « Par Jupiter, je ne me souviens jamais de mes rêves, mais dans celui de cette nuit, qu’est-ce que j’ai dû la mordre. »

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