Récurrence — 1
Ciel plutôt limpide aujourd'hui, à peine quelques nuages.
Drôle de matinée. Tout se passait comme d'habitude mais l'ambiance était particulière. Le gazon du parc paraissait plus vert et les pareterres plus colorés, voire plus fleuris. Les cris des enfants de la plaine de jeu faisaient moins mal aux oreilles, les promeneurs souraient plus, les clebards aboyaient moins. Les rayons du soleil réchauffaient agréablement, même la brise se faisait plus caressante que d'habitude. C'était comme si le monde savait. Comme s'il avait déjà percé son secret et souhaitait la garder, en se montrant séduisant.
Raison de plus pour en profiter, une dernière fois, avant de sauter le cap.
— Tu profites, ma belle ? lui glissa sa conquête du moment, se lovant contre elle.
Même Miss ne parvenait pas à assombrir le tableau. En temps normal, elle l'aurait gonflée, avec toute sa perfection - la même perfection qui la rendait aussi super sexy, au passage, mais qui soulignait à quel point elle n'avait rien de vrai. Creuse comme toutes et tous les autres.
Elle considéra Miss. Sa peau sombre avait été trempée dans le soleil, elle exhalait une odeur qui donnait juste envie de coucher avec elle tout le temps. En plus, cette beauté avait toujours cette manière craquante de boire ses paroles, fascinée.
Elle l'embrassa, pour ne pas avoir à lui répondre. Elle l'aurait bien bouffée, mordue, tuée. Elle se contenta d'un baiser. Presque chaste. Un adieu, en fait.
Elle se redressa. Alluma sa clope.
— Tu pars, ma chérie ? demanda l'autre, en attrapant sa main.
Elle la lui retira sans ménagement, chopant au passage le papelard qu'il y avait dans sa poche. Encore un foutu rappel.
— Attends moi là, ma toute belle, lui glissa-t-elle, sans vraiment la considérer. Je t’appellerai plus tard.
Ou pas. Cette fille commençait à la gaver, comme tout le reste. Si ça se trouve cette imbécile serait capable de poirauter jusqu'au lendemain, voire plusieurs jours, toute seule à moitié à poil sur le gazon, et n'aurait aucun mal à toujours lui sourire après. Le reproche ne faisait pas partie du package.
Les fleurs gerbaient leurs couleurs sur l'allée menant au parking. Sa voiture se mit à rugir dans ce débectant arc-en-ciel. Trop, tout était de trop, ça n'avait même plus rien de joli, à la fin. Même les promeneurs sur les trottoirs souriaient comme des cinglés et leur réjouissance discordante n'avait rien à voir avec le fait de se rendre au parc. Ils savaient, eux aussi.
Elle ne se rappelait plus de quand elle avait cessé de sourire, ça correspondait sans doute au jour au maman était partie. Peut-être avant déjà. Au moins, de ce côté, personne ne le lui avait jamais reproché, les gens souriaient deux fois plus, comme pour compenser, contrairement à ceux de l’autre côté.
Mais tout ça, c'était l'histoire ancienne, tout s'était inversé entretemps. Depuis que le vieux était parti, depuis que sa soeurette avait cané, ce monde de gens heureux était devenu plus vide que le sien. Tout était creux et sans vie, désormais.
Leur foutue joie de vivre, elle le leur aurait bien arrachée, rien que pour voir ce qu'il y avait en dessous. Comme quand elle avait injurié cette femme et son bébé l'autre jour - acte entièrement gratuit, completement injustifié. Cette conne s’était confondue en excuses au lieu de se fâcher !
Et l'autre là, le voisin, qu'elle avait giflé, sans préavis. Le mec l'avait juste regardée en coin, se contentant de dire que ça ne se faisait pas. Alors elle l'avait frappé à nouveau, lui demandant presque de lui en allonger une, que ça finisse en bagarre, en pugilat. Que dalle. Le mec s'était enfuit et puis basta. Jamais aucun flic à sa porte.
Même la Miss en avait fait les frais. Dans l'intimité le pire était de mise : elle l'avait pincée, là où ça faisait le plus mal. Pas de réaction. Pire, ça l'avait même excitée. Elle l'avait pincée plus fort, puis mordue, puis griffée. Toujours cette joie, cette putain d'extase, même ! Alors, elle l'a démolie. Sa belle gueule, elle l'a fracassée, pour faire disparaître ce foutu sourire de son visage !
Ca n'a pas marché, l'idiote sans âme l'avait simplement enlassée tendrement, comme si c'était elle, la blessée. Et maintenant, elle l'attendait au parc, soumise, creuse, sans une once de colère. Foutu monde.
La cabriolet sentait encore le neuf. En roulant, le vent en emportait l'odeur. A quoi employer son dernier après-midi ? Les seuls idées qui lui venaient étaient la bibliothèque ou le ciné. C'était encore les seules choses qui lui semblaient vraies. Comme des mondes à l’intérieur d’autres mondes. Des tiroirs dans d’autres tiroirs – son père disait : des mises en abîmes – comme un miroir reflétant un autre miroir qui renvoie à la même image, chaque fois décalée, jusqu’à l’infini. Une perspective sans fond sur des surfaces plates : l’infini n’était qu’une idée.
Main sur le volant, elle chercha son paquet de cigarette dans sa poche, elle retrouva le petit papier. Les lettres rouges avaient grandi, un point d‘exclamation s'était ajouté. Ce putain de commandement n’était pas revenu dans sa main sans raison.
Elle accélera après avoir allumé sa clope. Vitesse et tabac, le combo parfait. Sur la route, les autres caisses allaient doucement, poliment. Rien à foutre de la signalitique, elle pulvérisait les records. Qui allait l’embêter ? Les flics ? C'est à peine si on les voyait. Rien à voir avec ceux du ciné, où on les voyait tirer à vue sur des innocents juste parce qu’ils supposaient qu’ils portaient une arme.
Le centre avait un joli parking arboré. Elle essaya de se garer comme dans les films, en dérapage. L’arrière de sa cabrio percuta un arbre. Dernière bouffée de fumée avant de pénétrer le bâtiment. Ce sera une épreuve, comme toujours. Si seulement elle pouvait prendre ses clopes dans cette foutue salle pleine d'air trop recyclé ; éviter pour une fois de se sentir comme un poisson rouge marinant dans un bocal à l'eau verdâtre. Mais éviter surtout cette tambouille odieuse qui la tuait par manque de saveur.
La femme de l’accueil – Anna, un peu froide, mais souriante – la salua avant de lui ouvrir la porte du couloir numéro trois. Elle s’avança dans l’allée blanche, bien éclairée, que personne d’autre n’utilisait et elle prit la porte du fond. Toujours la même.
Elle s’installa, selon son habitude, dans le siège au milieu de la chambre. La déco était inexistante. Juste le siège, en dessous d’une ampoule terne.
Après un soupir, elle appuya sur l’interrupteur qui se trouvait sur l’accoudoir.
La lumière s’éteignit.
L’ampoule se ralluma.
Elle sauta hors de son siège, traversa le couloir, dépassa l’accueil et déboucha sur le parking. Là, elle inspira une grande bouffée d’oxygène, comme si elle sortait de l’eau après être restée en apnée trop longtemps.
La brise légère, les oiseaux qui chantaient, le soleil caressant son visage, le bruit des voitures, la délicieuse odeur d’une préparation épicée flottant dans l’air, le brouhaha d’enfants qui retournaient à l’école après leur déjeuner, des gens, papotant sur les trottoirs arborés ; tant de vie ! Tant de fausse-vie...
Corvée finie, elle pouvait reprendre ses projets.
Le cinéma n’était pas bien loin du centre alimentaire, elle y partit à pied pour profiter du bon air. Elle avait beau regretter la platitude de cet endroit, il s’avérait bien plus intéressant que la salle froide ou elle devait manger sa bouillie.
Le cinéma avait l’allure désuète des vieilles salles que l’on voyait si souvent dans les films. Les titres à l’affiche apparaissaient sur un bandeau mal éclairé, bordé d’ampoules clignotantes qui lui donnaient un charme intimiste – malgré le plein soleil. Le guichetier, planté devant l’entrée, semblait avoir l’âge du bâtiment. Il imprimait patiemment chaque ticket sans se soucier de la file grandissante. Cet homme affable était probablement guichetier depuis toujours. Il acquiesçait à toute nouvelle demande de billet, les yeux à demi fermés, le visage croulant sous les rides.
Après avoir fait la file derrière quelques images d’Epinal – une famille heureuse et saine, un couple transit d’amour, quelques ados qui, osant sans oser, se cherchaient en se charriant – elle parvint devant le vieil homme et lui cria par le petit hublot, car il était un peu sourd :
— Une place s’il vous plait !
Le vieillard lui tendit le ticket d’une main tremblante.
— Par ici, lui dit-il en indiquant l’entrée, comme si c’était la première fois qu’il la voyait.
Elle ne s’était pas trop souciée de savoir quel était le nom du film à l’affiche. Depuis qu’elle avait remarqué que le cinéma semblait parfois lui adresser des messages via sa programmation, un peu comme les petits papiers dans ses poches, elle avait pris le parti de ne pas trop s’y intéresser.
Elle ne savait pas exactement comment la programmation se décidait. Il semblait que personne ne choisissait quoi que ce soit et que les films étaient tirés au hasard dans le catalogue.
Pourtant elle ne parvenait pas à se dégager du sentiment étrange que souvent les films qui y étaient diffusés s’adressaient à elle.
Elle balaya cette pensée en se disant qu’être seule au monde lui donnait ce sentiment commun que tout s’adressait à elle. Puisqu’elle était le centre dudit monde.
Sa sœur lui avait aussi fait part de ce sentiment à l’époque, mais elle s’en était moquée. Pour les papiers c’était clair, c’était un fait, mais les films à l’affiche c’était à une toute autre échelle et elle n’y croyait pas !
La salle était tout autant à l’image de l’entrée, désuète. Le public, peu nombreux, n’avait aucun enthousiasme, ils mangeaient placidement leur popcorn. Impossible de savoir si ces ombres assises dans l’obscurité naissante appréciaient quelque peu les films projetés ou s’ils n’étaient au fond que des figurants remplissant l’espace.
L’obscurité se fit, le projecteur commença à émettre son discret tacatacatacatac… Caractéristique.
Le large écran laissa s’épanouir une image claire-obscure de nuit dans la nuit.
Lancé à toute vitesse sur une autoroute plongée dans la pénombre, seules une série de bandes jaunes se succédaient sous les phares d’une voiture. La musique, une mélodie obsédante et vive, accompagnée d’une voix lancinante et plaintive, presque irréelle, accompagnait l’avancée frénétique sur une route qu’on ne pouvait que deviner sous ces bandes jaunes. Celles-ci semblaient venir percuter les yeux des spectateurs et étaient les seules à apparaitre à l’écran, le reste n’étant qu’obscurité.
La vitesse et le défilement de ces bandes, hypnotiques, la laissa abasourdie, ce rythme l’emportait, ces rayons jaunes l’énivraient. D’emblée, elle s’installa – non, elle fut projetée – dans le film. C’était un film étrange, presque un essai ; sombre, inquiétant, qui baignait dans des sonorités vibrantes qui lui conféraient l’ambiance oppressante d’un cauchemar éveillé.
Elle suivi l’histoire tant qu’elle put, mais perdit assez vite pied dans le scénario, car de glissement en glissements, l’histoire prenait de plus en plus l’allure d’un long rêve inquiétant, qui confondait les temps, les lieux et même les personnages.
Ce film n’avait pas beaucoup de sens, et le rechercher aurait-été inutile, car tout ce qui s’y déployait amenait insidieusement le spectateur à se perdre dans les méandres de la folie. Projetée dans ce récit lugubre, qui avait l’étrange confort d’un cauchemar dont on ne voulait pas se réveiller, elle songea q‘une fois encore la même thématique continuait de la poursuivre : il était question d’histoire dans l’histoire, de personnages à la place d’autres personnages. Ça ne pouvait pas être innocent.
L’angoisse qu’elle ressentit à cette idée vint se conjuguer à l’horreur que ce film venait susciter en elle. Pourtant elle ne parvenait pas à quitter l’écran des yeux. Comme dans une nuit agitée, les images qui se succédaient – quand bien même elles s’enchainaient pour revêtir l’allure d’une histoire, former un récit qu’on pouvait trouver cohérent – semblaient se suivre de telle manière que le sens semblait être constamment mis en échec. La signification s’y faisait fuyante, glissante, s’échappant à chaque instant. Comme une route perdue.
Elle abandonna l’idée d’essayer de comprendre, car il n’y avait rien à saisir, sinon les émotions que ce film éveillait en elle. Peut-être était-ce pour cela qu’elle n’arrivait pas à le lâcher : cette horreur l’inspirait. Ça se jouait par-delà l’histoire. Ces bandes de routes défilantes, qui accompagnaient cette folle traversée de l’obscurité, laissaient supposer à leur horizon une autre existence, trouble et sombre – tellement sombre – qui gisait par-delà les kilomètres et les heures. Elle sentait que quelque chose naissait en elle, l’amorce d’une évocation, le résultat d’un calcul qui s’était fait malgré elle, le reflet d’une solution émergeant de l’inattendu et de l’impensable.
Ces images appelaient d’autres images. Des images connues, celles d’un long défilement sans intérêt, infini, dans lequel elle s’était aventurée à la recherche du bout du monde. Un chemin qu’elle avait arpenté en voiture alors qu’on lui avait toujours dit que c’était inutile et dangereux pour son esprit.
Le film s’acheva comme il avait commencé, sur une route nocturne. Cette scène finale, d’abord accompagnée d’un orage musical furieux, laissa place, après un long silence ponctué de notes scandées par une voix irréelle, à la musique du générique d'ouverture. Il s'agissait de le même chanson, celle de la première séquence, épileptique.
Cette répétition évoquait avec force l'horreur d'un éternel recommencement.
Ce fut comme un signal.
Elle devait retourner sur cette route ! Sur ce chemin vide et sans espoir.
Finalement, les films à l’affiche étaient peut-être comme les petits bouts de papier dans ses poches…
Elle retourna à sa voiture. Moteur grondant, elle parcouru une longue distance jusqu’à la périphérie de la ville. Là s’arrêtait le monde.
Elle sortit du véhicule juste avant la frontière. Un panneau affichait « sortie d’agglomération ». Ce panneau, vrai dans une certaine mesure, représentait en réalité un cruel euphémisme. En le dépassant, on sortait effectivement d’une agglomération urbaine, mais si on en étendait la signification, on se rendait compte que ce qu’on quittait en réalité était un amas de choses ; somme toute : une agglomération d’objets complexes.
Elle en avait fait le cruel constat le jour où elle avait dépassé ce panneau, curieuse de découvrir le monde (et un peu par bravade). Elle s’était ensuite enfilé plusieurs dizaines de kilomètres sur un décor qui, au fur et à mesure de sa progression, devenait de plus en plus lisse et incertain. Cela avait été une expérience étrange et inquiétante. Ce qu’elle distinguait d’habitude à l’horizon semblait, vu de loin, être aussi riche en détails que son environnement immédiat. Mais quand elle avait voulu parcourir la distance qui la séparait de cet horizon, elle était arrivée en des lieux vides, ternes, sans reliefs ni textures. Au-delà du panneau, le monde était présent – elle n’allait pas y disparaitre dans un gouffre ténébreux où s’y cogner contre un grand mur – mais il était plat, infiniment plat. Cette expérience avait été terrible, bien plus terrible que la mort. Sortant de sa voiture, angoissée par cette grande plaine sans relief ni sons, elle s’était retournée et avait vu la ville, modeste îlot d’existence dans un océan sans texture – une agglomération… – avant de faire demi-tour et retrouver sa vie.
Mais après ce film, tout était devenu plus clair. Ces images étaient pour elle ! Un message lui était adressé.
Aujourd’hui, elle allait tenter d’aller plus loin, s’aventurer par-delà le monde.
Elle démarra son moteur. Sur ce terrain plat, nul accident n’était envisageable, elle pourrait foncer à tombeau ouvert.
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